Chères années 1990

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Hugo Natowicz - Sputnik Afrique
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Vingt ans ont passé, soit une génération: les années 1990 se sont désormais perçues à travers un halo de nostalgie. Surfant sur le phénomène, plusieurs chaînes de télévision ont récemment consacré émissions et rétrospectives à cette époque.

Vingt ans ont passé, soit une génération: les années 1990 se sont désormais perçues à travers un halo de nostalgie. Surfant sur le phénomène, plusieurs chaînes de télévision ont récemment consacré émissions et rétrospectives à cette époque.

Il est étonnant de constater combien les Russes gardent un souvenir amer de cette époque de bouleversements. Les années 1990 sont restées dans les mémoires comme une catastrophe généralisée suite à laquelle il a fallu tout reconstruire selon des règles nouvelles, celles de l'argent et parfois de la violence. Le tout-puissant Etat communiste avait disparu. Comme cela arrive souvent avec les morts, on oubliait alors ses défauts pour se concentrer sur la sécurité, la stabilité et la moralité de la regrettée période soviétique.

Chaos fondateur

Encadrée par la chute du mur de Berlin fin 1989 et l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999, la période a constitué une descente aux enfers sur le plan économique, politique et moral. C'est un chaos originel qui voit se dissoudre les éléments passés et émerger les bases de l'avenir.

Les années 1990 débutent dans l'euphorie liée à l'économie de marché. Un McDonalds ouvre à Moscou, la musique occidentale commence à imprégner la jeunesse: un vent d'espoir et de changement longuement attendu commence à souffler. La période s'achève toutefois sur une note particulièrement amère: le défaut de paiement de 1998 qui engloutit les économies de familles entières. C'est la ruée vers les banques. De nombreux Russes voient s'évaporer des sommes durement amassées. Il en restera une défiance profonde vis-à-vis des banques, nombre de particuliers préférant désormais garder leur argent sous le matelas.

L'époque est aussi celle de la division en toute hâte de la propriété d'Etat. Les logements jusqu'alors communautaires sont "privatisés", et entrent en possession de leurs résidents. Raconté par les Russes, ce processus obscur rappelle une vaste loterie: certains auront de la chance, d'autres beaucoup moins. Il n'est pas rare de rencontrer des familles qui s'entredéchirent toujours autour de l'héritage de cette période.

Pour la jeunesse, on peut parler de génération sacrifiée. Aveuglée par les lumières de l'argent facile, de nombreux jeunes délaissent les études pour tenter leur chance dans le business. Des affaires aux trafics en tout genre, il n'y a souvent qu'un pas. La prostitution s'affiche de plus en plus. Les repères moraux sont brouillés. L'époque est aussi marquée par une forte hausse de la toxicomanie, et la guerre de Tchétchénie, que chante le groupe DDT. Une génération de jeunes hommes est envoyée rétablir la "légalité constitutionnelle" fusil à la main dans le Caucase.

Le personnage qui incarne cette époque, c'est Danil Bagrov, héros du film Brat (le frère). "Danila", joué par le charismatique et éphémère Sergueï Bodrov, retourne dans sa cambrousse après son service militaire, avant de mettre le cap sur Saint-Pétersbourg, où son frère est devenu "killer" (tueur à gage). Il commencera sa carrière à ses côtés avant de se muer lui-même en autorité des milieux criminels. Accompagné par la musique de Nautilus Pompilus, Brat raconte l'émergence d'un homme nouveau, Danila, qui devient finalement le protecteur de celui qu'il avait considéré comme son père. L'homme russe prend la relève d'un homo sovieticus dépassé. C'est la conquête d'une Russie présentée comme un Far West où règne la loi du plus fort.

Illusions perdues

La "loi de la jungle" règne d'ailleurs à tous les niveaux. Les années 1990 marquent l'émergence des oligarques, un groupe d'entrepreneurs lié au gouvernement qui va peu à peu établir un contrôle de fait sur le pays. La privatisation tourne rapidement à l'accaparement des biens nationaux. Les inégalités sociales se creusent, des fortunes démesurées s'érigent. Mikhaïl Khodorkovski, patron d'une grande compagnie pétrolière, devient en quelques années le 13e homme le plus riche du monde dans des circonstances troubles.

L'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine marque un coup d'arrêt à la toute-puissance des oligarques, processus qui culminera avec l'arrestation de Khodorkovski en 2003. La Russie refuse le capitalisme à tout crin qu'elle semblait devoir s'imposer pour compenser 70 ans de communisme. Un tel revirement génère une grande incompréhension à l'Ouest, qui fera de Khodorkovski le symbole de l'opposition "libérale" à Poutine, dépeint en autocrate.

Au niveau politique, la population garde des souvenirs vagues des traumatismes de cette époque, notamment de l'"octobre noir" de 1993 qui marque un tournant décisif. Un bras de fer éclate alors entre le Conseil des députés du peuple (parlement), opposé aux abus de la "thérapie de choc" des réformes économiques,  et le président Boris Eltsine. Les députés lancent une procédure d'impeachment contre Eltsine. Violant la constitution, ce dernier réplique en dissolvant le parlement hostile. Le conflit dégénère en combats de rue, qui feront de nombreuses victimes, et s'achèvera avec l'assaut de la Maison Blanche (alors siège du parlement).

L'épisode marque un tournant crucial: c'est la fin du parlementarisme naissant, et l'émergence de la "verticale" du pouvoir que Vladimir Poutine continuera à pratiquer. C'est la fin des illusions: l'euphorie née pendant la perestroïka n'a pas apporté le bien-être attendu. Eltsine l'anti-communiste n'est pas devenu un véritable démocrate. Déçus par la démocratie, les Russes cessent en grande partie de croire dans la politique.

Caractérisée par une foule d'espoirs désordonnés, les années 90 ont laissé un arrière-goût de frustration et des souvenirs douloureux. La "nouvelle donne" a créé de nombreuses injustices que les Russes n'ont pas oubliées. Toutefois, le "vent de changement" de ces années n'a pas complètement tari et pourrait souffler à nouveau dans la Russie actuelle: en témoigne le réveil de la société civile russe, et son poids croissant dans les préoccupations de ses dirigeants.

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