La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.
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Dmitri Medvedev se rendra au Vietnam où il participera cette semaine au sommet Russie-ANASE (Association des nations de l'Asie du Sud-Est). En novembre il se rendra à la réunion du G-20 à Séoul. Récemment, il était en visite en Chine. En juillet, à Khabarovsk, s'est tenue une grande réunion sur l'Asie présidée par le chef d'État russe. En mars, le Premier ministre russe Vladimir Poutine était en visite en Inde, et fin 2009, le président s'est rendu en Mongolie et à Singapour, et Vladimir Poutine en Chine. Moscou se tourne vers l'Asie.
La Russie a beaucoup tardé à faire ce tournant. Traditionnellement, la politique étrangère de Moscou était tournée vers l'Occident. Le reste du monde était observé à travers le prisme de relations plutôt complexes avec l'Europe et les États-Unis. Cependant, à partir du début du XXIe siècle l'équilibre des forces dans le monde a commencé à se déplacer rapidement vers l'est. Et la Russie a enfin remarqué que ces changements globaux lui lançaient de sérieux défis, auxquels il n'était possible de répondre que par la rhétorique d'un monde multipolaire.
En étant objectif, la Russie est loin d'être un maillon fort dans la chaîne de la politique asiatique. Sur l'espace euro-atlantique, malgré tous les bouleversements des vingt dernières années, Moscou demeurait un acteur influent qu'il était impossible d'ignorer. En Asie, sa position est bien plus faible, particulièrement compte tenu du géant en développement qu'est la Chine, de l'Inde faisant preuve d'une croissance rapide, voire même des ambitions dynamiques de la Corée du Sud et des pays de l'ANASE. Sur le plan économique, l'Extrême-Orient russe s'avère être un territoire problématique, dont le développement nécessite des efforts considérables. Et sur le plan politique, la Russie n'a jamais été considérée comme appartenant à l'Asie. La participation aux nombreux forums régionaux lui assure une influence plus formelle que réelle.
Une telle situation est particulièrement dangereuse car l'Asie est susceptible de devenir la plateforme stratégique principale de ce centenaire, au sens économique, politique et militaire. Et si Moscou manquait l'opportunité d'étendre sa présence dans cette partie du monde, il risquerait soit une marginalisation mondiale, soit, et ce serait bien plus risqué, de jouer le rôle d'une monnaie d'échange dans une confrontation probable entre les deux plus grandes puissances de l'Asie-Pacifique, la Chine et les États-Unis. À en juger par l'activité accrue, le gouvernement russe est conscient des risques potentiels et cherche des solutions.
Avant tout, la Russie a besoin d'élaborer une stratégie globale qui comprendrait aussi bien des mesures pour le développement de l'Extrême-Orient russe que le positionnement de la Russie en Asie en général. Le premier est étroitement lié au second. En l'absence de partenaires étrangers, Moscou ne sera pas en mesure de mettre en valeur son territoire asiatique. Et il est impossible d'espérer jouer un rôle digne en Asie sans l'amélioration radicale de la situation dans cette région.
Cela nécessite la diversification car le soutien exclusif de la Chine dans ce processus est susceptible de problèmes non seulement politiques, mais également psychologiques. Des rumeurs paniquées concernant les millions de Chinois qui seraient susceptibles d’effectuer ‘’ une occupation rampante ‘’ de la Sibérie, étaient répandues en Russie il y a plusieurs années. Aujourd'hui, il est clair qu'elles sont, du moins, très exagérées. Toutefois, le déséquilibre économique croissant entre la Russie et la Chine est évident, et crée de ce fait le risque d'une réorientation de la région asiatique de la Russie vers Pékin, en conservant la juridiction formelle de Moscou. Afin d'assurer un développement stable, la participation chinoise doit être obligatoirement équilibrée par les investissements et les projets d'autres pays, les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud, le Singapour, les pays européens, etc.
Si au XXIe siècle, l'espace Asie-Pacifique prenait la place occupée par l'Europe au XXe siècle, il serait particulièrement bouleversé. Avant d'arriver à l'état de paix actuel, l'Europe a traversé deux guerres mondiales catastrophiques et une confrontation de quarante ans qui a menacé de se transformer en un affrontement direct.
En Asie, le potentiel de tels cataclysmes est considérable. Les relations entre les puissances régionales sont accablées par l'animosité historique et les litiges territoriaux. Il existe également une nation divisée, la Corée, susceptible de provoquer un conflit dangereux. La suite des événements dans les relations entre la Chine et les États-Unis reste incertaine. Leur dépendance mutuelle est aussi importante qu'indésirable. Elle frise ‘’ la destruction mutuelle assurée ‘’ et pourrait se transformer en une concurrence féroce. Qui plus est, contrairement à l'Europe où malgré certains problèmes de structure de sécurité il existe des mécanismes du maintien de cette dernière, l'Asie sera contrainte de les créer en partant pratiquement de zéro.
Tout cela ne fait que compliquer la tâche à laquelle Moscou devra faire face. Et les approches devraient différer de celles employées par la Russie en Europe. Ainsi, si en euro-atlantique le Kremlin réagit particulièrement violemment à l'expansion de l'influence américaine, en faisant tout pour s'y opposer, la présence militaro-politique des États-Unis en Asie pourrait être considérée par la Russie comme un élément clé d'équilibre. D'autre part, Moscou ne peut se permettre d'être impliqué dans une configuration qui serait considérée par la Chine comme dirigée contre elle. Dans ce contexte, il convient de se méfier des idées à la mode concernant le système russo-américain conjoint de défense antimissile, voire même de l'adhésion hypothétique de la Russie à l'OTAN.
Le défi asiatique changera le prisme à travers lequel la Russie observe le monde extérieur. D'une part, le centrisme occidental habituel ne sera plus acceptable car il ne reflète pas la réalité contemporaine. D'autre part, les relations fiables avec le monde occidental sont un gage de positions stables de la Russie en Asie. Cette équation n'est pas des plus simples mais sa solution promettrait le succès à Moscou au XXIe siècle.
* Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.