Le traité russo-américain de réduction des armements stratégiques offensifs (START) signé le 8 avril 2010 à Prague témoigne de la poursuite de la politique de "redémarrage" des relations entre nos pays.
Dans l'ensemble, le traité est bien équilibré et il tient compte des intérêts nationaux russes. Cependant, de même que d'autres documents de ces vingt dernières années sur les armements stratégiques offensifs, il ne mentionne pas le problème des missiles de croisière de haute précision de stationnement maritime, dont les possibilités permettent, dans certaines conditions, de jouer le rôle des armes stratégiques.
Quels avantages le traité assure-t-il aux parties et qu'est-ce qu'il passe sous silence?
Premièrement, Moscou pourra déployer des systèmes de missiles stratégiques terrestres à têtes multiples indépendamment guidées. La mise en service d'un tel système RS-24 permettra de compenser la réduction du nombre de missiles de classes lourde et moyenne (respectivement, RS-20 et RS-18) fabriqués précédemment. Qui plus est, aucune restriction n'est imposée à la création de systèmes de missiles stratégiques terrestres, ce qui permet à la Russie de déployer, par exemple, de nouveaux missiles de catégories moyenne et lourde.
Deuxièmement, le traité met fin à la présence permanente d'inspecteurs américains à l'usine de Votkinsk où sont fabriqués des missiles stratégiques et des missiles opérationnels tactiques ultramodernes et où s'effectuent les travaux de recherche-développement dans le cadre de la création des missiles stratégiques embarqués Boulava-30. Toute présence étrangère est indésirable sur ce site où on développe le potentiel balistique russe.
Troisièmement, l'octroi aux Américains de l'information télémétrique acquiert un caractère bénévole et réciproque. Pour l'instant, le mécanisme d'échange mutuel de cette information n'est pas clair, car les Etats-Unis ne fabriquent pas depuis longtemps de nouveaux systèmes de missiles stratégiques et effectuent très rarement les lancements de missiles balistiques. L'échange de données télémétriques des systèmes offensifs russes et des systèmes défensifs américains en développement est théoriquement possible. Mais Washington n'est pas encore prêt à un tel niveau de transparence.
Quatrièmement, la Russie devrait de toute façon réduire le nombre de vecteurs stratégiques, car il est impossible de prolonger constamment leur délai de service. La situation s'est détériorée aussi bien en raison des achats limités de missiles (depuis longtemps, 6 à 7 missiles monoblocs stratégiques Topol-M ont été achetés), qu'à la suite d'une série d’échecs des essais en vol du missile naval Boulava-30. Selon les règles de comptabilisation adoptées dans le nouveau traité, la Russie ne dispose que de 608 vecteurs stratégiques opérationnels dotés de 1915 ogives nucléaires. Par conséquent, elle respecte déjà les exigences du Traité concernant le nombre de vecteurs et atteint facilement le niveau exigé pour les ogives. En même temps, Moscou a un important "potentiel récupérable" qui lui garantit un niveau inaccessible pour des puissances nucléaires comme la France, la Grande-Bretagne ou la Chine.
Il ne faut cependant pas croire que les Etats-Unis acceptent la réduction bénévole des vecteurs stratégiques. Cette réduction résulte, en grande partie, de leur rééquipement en armes non nucléaires. Ainsi, quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins balistiques (SNLE) de type Ohio ont été convertis en lanceurs de missiles de croisière non nucléaires embarqués Tomahawk. Il en est de même pour les bombardiers stratégiques. Résultat: l’immense potentiel américain en armes non nucléaires de haute précision s’accroit de façon spectaculaire. Aux termes du nouveau traité, ce processus se poursuivra, car 14 SNLE américains portent 336 missiles balistiques. De plus, les Etats-Unis possèdent 450 missiles balistiques intercontinentaux Minuteman-3 et au moins 60 bombardiers stratégiques pouvant être équipés d'armes nucléaires (auparavant, cette catégorie comptait environ 200 bombardiers lourds). Cela constitue, au total, 846 vecteurs stratégiques, ce qui dépasse le niveau maximal pour les vecteurs.
Il convient de signaler que les armes américaines de haute précision à charges non nucléaires sont un important facteur de déstabilisation. Ainsi, la portée maximale du tir du missile de croisière embarqué Tomahawk à charges non nucléaires est de 1.300 km (à charges nucléaires, environ 2.500 km), ce qui permet de les ranger, pour cet indice, parmi les missiles de portée moyenne. Ces missiles équipent quatre SNLE de type Ohio; les sous-marins nucléaires polyvalents de type Los Angeles, SeaWolf et Virginia; les destroyers lance-missiles téléguidés de classe Arleigh Burke et les croiseurs lance-engins de classe Ticonderoga. Ils peuvent porter tous environ 6.600 missiles de croisière. Mais, en réalité, les navires de l'US Navy sont équipés, selon les estimations différentes, de 2.800 à 3.600 missiles Tomahawk de divers modèles, ce qui est dû à l'utilisation des mêmes dispositifs de lancement des missiles anti-navires et anti-aériens.
La vitesse maximale de vol du missile de croisière Tomahawk est de 880 km/h. Mais il est difficilement détectable en raison de l'altitude de vol très basse et d'une petite surface efficace de dispersion. Ce missile à charge non nucléaire peut porter une charge de 450 kg de TNT, l'erreur circulaire probable étant d'environ 80 m.
Les missiles de croisière embarqués ne peuvent être détectés à une grande distance que par des moyens aériens de surveillance. Faute d’appareils non pilotés convenables, la Russie devra utiliser à cet effet, en cas de nécessité, des avions radars A-50 de détection à grande distance.
Cependant, disposant de moins de dix avions de ce type, elle n’est pas capable d’effectuer des missions de patrouille permanente dans le ciel au-delà de la région centrale du pays.
Il est plus facile de détecter le missile de croisière embarqué Tomahawk à une courte distance, mais cela nécessite un réseau dense de radars. Ce réseau existait en Union Soviétique, ce qui rendait impossible une attaque surprise de missiles de croisière. Qui plus est, les unités de défense anti-aérienne (DCA) assuraient l'interception d'un certain nombre de cibles aériennes. Mais même le système anti-aérien soviétique ne pouvait repousser une attaque massive de missiles de croisière. Le danger des missiles Tomahawk de stationnement terrestre a été écarté après la signature, en décembre 1987, du Traité sur l'élimination des missiles de portée moyenne et de plus courte portée.
Les missiles de croisière embarqués Tomahawk ont été employés pour la première fois pendant l'opération Tempête du désert lancée contre l'Irak en 1991. Les navires de surface et les sous-marins de l'US Navy déployés en Méditerranée, dans la mer Rouge et dans le Golfe persique ont tiré 288 missiles de croisière, dont 85% ont atteint leurs cibles. Au cours des opérations de guerre suivantes en Irak, en Yougoslavie et en Afghanistan, les missiles Tomahawk ont été le principal moyen de combat américain. Au cours de ces opérations, plus de 2.000 missiles de ce type ont été tirés à partir des navires et des avions.
Selon certains experts russes, les missiles de croisière Tomahawk à charges non nucléaires pourraient être employés contre la Russie en vue de lui porter une frappe désarmante. Il est notamment prévu d'envoyer secrètement des sous-marins nucléaires américains dans la mer Noire en violation de la Convention de Montreuil (1936), en vigueur, qui limite le tonnage total des navires de guerre de tous les Etats, sauf ceux riverains de la mer Noire – la Bulgarie, la Géorgie, la Russie, la Roumanie, l'Ukraine et la Turquie – et la durée de leur présence dans cette région. De toute évidence, cela est peu probable. Néanmoins, l’accroissement du potentiel américain en armes de haute précision ne manque pas de préoccuper Moscou. Ce potentiel n'est nullement limité au niveau bilatéral ou international, ce qui exerce une influence déstabilisante sur la sécurité globale et constitue un sérieux obstacle à la poursuite du processus de désarmement nucléaire. Ce sujet sera certainement abordé lors des futures négociations russo-américaines et son examen montrera le niveau réel de partenariat entre nos Etats.
Vladimir Evseev est secrétaire scientifique du Conseil de coordination des prévisions de l'Académie des sciences de Russie.
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