C’est aujourd’hui le 120e anniversaire de la naissance de Viatcheslav Molotov, homme qui entra dans l’histoire sans jamais l’avoir souhaité et sans avoir déployé le moindre effort pour atteindre cet objectif. Le monde entier connaît son nom grâce à deux combinaisons de mots: le fameux pacte Molotov-Ribbentrop et ce qu’on appelle le «cocktail Molotov».
Viatcheslav Molotov fut directement concerné par le premier événement en tant que ministre des Affaires étrangères de l’Union Soviétique: il se rendit à Berlin où il rencontra les dirigeants du IIIème Reich et signa le traité de non-agression avec l’Allemagne. En réalité, c’était le pacte Staline-Hitler. Molotov et son homologue allemand Ribbentrop n’étaient que des exécutants de la volonté suprême. Là, l’appellation, bien que formelle, est justifiée.
Mais dans le « cocktail Molotov », le nom, plus précisément le pseudonyme d’un homme d’État, figure à son insu. Pourquoi? Jusqu’à ce jour nul ne le sait. Il existe deux versions à ce sujet. Selon la première, c’est, dit-on, Molotov qui signa un arrêté du Comité d’État pour la Défense intitulé « Sur les grenades (bouteilles) incendiaires antichars » contenant un liquide inflammable, d’où leur nom.
Mais il y a aussi une autre version, moins anodine. Le fait est que pendant la guerre « méconnue » contre la Finlande, Molotov déclara, dans un de ses discours, que l’URSS ne bombardait pas la Finlande, qu’elle ne faisait que larguer par avion des produits alimentaires pour les affamés. Les Finlandais réagirent alors faisant preuve d’humour noir, qualifiant de noms ironiques et cinglants comme « corbeilles à pain Molotov » les bombes à fragmentation, et « cocktail » les bouteilles à mélange inflammable.
Pourquoi Molotov et pas Staline ? C’est là qu’est le plus intéressant. A l’époque, Molotov, chef de la diplomatie soviétique, dut se prononcer sur des questions de politique internationale et c’est ainsi qu’il devint célèbre dans le monde.
«On peut reconnaître ou nier l’idéologie de l’hitlérisme, comme tout autre système idéologique, cela dépend des points de vue politiques. Mais chacun comprendra qu’il est impossible de détruire l’idéologie par la force et en venir à bout par la guerre. C’est pourquoi il est non seulement insensé, mais aussi criminel de mener une guerre "pour la destruction de l’hitlérisme" dissimulée sous le faux prétexte de lutter pour la "démocratie" », déclara Molotov en 1939 lors d’une réunion du Soviet suprême (parlement soviétique). C’était alors la position officielle. Le 22 juin 1941, il prononça un discours radiodiffusé adressé à tout le pays. Il termina son discours par une phrase restée fameuse: « Notre cause est juste. L’ennemi sera détruit. Nous vaincrons».
On ne peut pas dire de Molotov qu’il « hésitait à l’unisson avec la ligne du parti ». Il n’hésita pas une seconde et accomplit strictement, de façon disciplinée et professionnelle ce dont il fut chargé. Plus précisément ce dont il fut chargé par l’unique dirigeant suprême. Et il remplaça, en cas de nécessité, ce dirigeant. Il fut, pour ainsi dire, un remplaçant irremplaçable du guide, en participant activement à toutes les répressions et aux procès politiques sanglants.
Staline n’aimait pas se prononcer en public, faisant sien le principe formulé par Pouchkine dans Boris Godounov : « Garde le silence; la voix du tsar ne doit pas retentir dans l’air pour des futilités; tel le son sacré des cloches, elle ne doit annoncer qu’un grand chagrin ou une grande fête ». La raison pour laquelle le guide ne s’est pas décidé à annoncer le « grand chagrin » le premier jour de la Grande Guerre Patriotique est un autre sujet. Quoi qu’il en soit, Molotov fut appelé à l’aide et il remplaça dignement le dirigeant suprême.
Staline n’aimait pas voyager, surtout en avion. Molotov fut très utile dans ce genre de situations car il se rendit, au péril de sa vie, en Grande-Bretagne et aux États-Unis pour conclure des traités avec les alliés de la coalition antihitlérienne. Il passa ainsi 55 heures et demie dans le ciel, y compris pendant un orage et au-dessus du territoire ennemi, ce qui est loin d’être facile, même à l’heure actuelle, et ce qui pouvait être considéré comme un véritable exploit à l’époque où l’aviation n’était pas encore bien développée. Les hommes politiques occidentaux apprécièrent l’art diplomatique du messager de l’Union Soviétique.
Cependant, malgré toutes ses qualités professionnelles, Molotov demeura toujours une personnalité dépendante. Il fut indissociable de Staline, même bien plus que, par exemple, Lavrenti Beria. Le futur guide avait remarqué les capacités d’organisateur de son compagnon de lutte dès les années 1920. Et pas seulement lui, puisque les collègues envieux de Molotov lui donnèrent le surnom peu enviable de « derrière de pierre » pour son assiduité et sa capacité de travail.
Détail curieux: Molotov avait immédiatement précédé Staline au poste de Secrétaire général (désigné d’abord « secrétaire principal ») du parti, mais, à partir de 1922, il occupa un poste que, jusqu’au 5 mars 1953 (jour de la mort de Staline), il n’abandonna pas: celui d’assistant fidèle et d’exécutant inconditionnel. Les dirigeants totalitaires ont besoin de pareils serviteurs dévoués et professionnels. Ceux-ci ne survivent pas toujours et sont souvent remplacés par d’autres, mais Molotov fut probablement irremplaçable, en effet, et c’est la raison pour laquelle il put survivre.
Le destin de son épouse Polina Jemtchoujina fut triste, au contraire. Elle partagea le sort des autres membres du Comité juif antifasciste dont les contacts internationaux très étendus suscitèrent des soupçons chez le guide alors âgé. On peut dire qu’elle eut relativement de la chance: elle ne fut pas fusillée, mais envoyée dans un camp.
Molotov se soumit docilement aussi à cette décision de Staline. Après le décès de celui-ci, il libéra son épouse. Peut-on dire qu’il pardonna à son chef l’arrestation de son épouse ? Les rapports de longue durée entre le maître et son serviteur fidèle sont probablement régis par d’autres principes.
Selon des rares témoins admis à pénétrer chez lui, Molotov porta invariablement, jusqu’à ses derniers jours, des toasts « Au camarade Staline ! » et à «A Polina !» Impossible de comprendre qui il aimait le plus. Il y a une bonne formule pour décrire ce genre de personnalités: «On pourrait faire des clous avec des personnes pareilles».
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