Yalta, berceau du monde actuel

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La conférence de Yalta, ville balnéaire située sur les bords de la mer Noire, en Crimée, qui s’est tenue au palais de Livadia du 4 au 11 février 1945 n’a pas seulement changé le monde, elle a aussi défini ce qui s’appelle le nouvel ordre mondial.

 

La conférence de Yalta, ville balnéaire située sur les bords de la mer Noire, en Crimée, qui s’est tenue au palais de Livadia du 4 au 11 février 1945 n’a pas seulement changé le monde, elle a aussi défini ce qui s’appelle le nouvel ordre mondial.

« Yalta a défini le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui ». Cette phrase suscite des doutes ; en est-il vraiment ainsi ?

Commençons par quelques détails éloquents. C’est à Yalta qu’a été prise la célèbre photo de la "grande troïka" assise devant le palais de Livadia avec, de gauche à droite, Winston Churchill, Franklin Roosevelt et Joseph Staline. Il y a aussi d’autres photos sur lesquelles les trois hommes se tiennent debout (en effet, même alors, à la veille de sa mort, Roosevelt pouvait parfois se lever). Les trois dirigeants se tiennent dans le même ordre, mais, sur cette photo, il est manifeste que Churchill était très haut de taille et gros, Roosevelt, grand et maigre (mais pas plus grand que son confrère britannique !) et… Staline était petit et un peu sec.

Or, la taille et le poids ont aussi leur signification, car lors de conférences telles que celle de Yalta, c’est bien du poids de tel ou tel pays dans un monde nouveau issu d’une victoire qu’il est question. Rappelons que la conférence de la "grande troïka" de la fin de 1943 à Téhéran avait pour tâche de créer une alliance entre les futurs vainqueurs, celle de Potsdam de l’été 1945 décidait du destin de l’Allemagne jusque dans ses détails, alors que celle de Yalta traitait du plus important : il s’agissait, au fond, du partage du monde.

Dans le monde d’avant 1939, la Grande-Bretagne correspondait exactement au poids relatif de Churchill qu’on voit se tenant debout à Yalta. Un tiers du monde était rose car, curieusement, les colonies britanniques étaient désignées en rose sur les cartes. A cette époque-là, elle était l’unique superpuissance. En février 1945, à Yalta, personne ne pouvait prévoir que, dans deux ans, après l’accession de l’Inde à l’indépendance, l’empire britannique se désintégrerait pour devenir un État d’ordre secondaire. Ni que les successeurs de Roosevelt et de Staline y contribueraient avec un esprit d’ensemble touchant. Aucune entente à ce sujet n’était intervenue à Yalta, nul n’aurait pu même y penser. En effet, est-il possible de gagner une guerre pour perdre tout, y compris son leadership mondial ? C’est absurde, et pourtant c’est bien ce qui est arrivé après Yalta.

Le deuxième participant à la conférence, à savoir les États-Unis, entra en guerre étant alors malade, car c’est chez lui qu’avait commencé la Grande Dépression. Bien que le poids économique des États-Unis n’ait pas été sensiblement inférieur à celui de la Grande-Bretagne, c’était un pays isolationniste qui ne se considérait pas comme une puissance. Il allait néanmoins partager le monde avec la Grande-Bretagne et l’URSS.

Pourtant la superpuissance américaine naquit non pas à Yalta, mais un peu plus tard, sans Roosevelt, président prudent. Elle possédait en revanche ce qui n’existait pas sous Roosevelt : la bombe atomique. Après les essais du 16 juillet 1945, les États-Unis l’avaient utilisée contre la population du Japon les 6 et 8 août. Les Américains commençaient à comprendre qu’ils avaient mal négocié à Yalta, car que signifiaient la "grande troïka" et la Grande-Bretagne face à celui qui possédait la bombe ? C’était d’ailleurs déjà à l’époque d’Harry Truman, remarquable président qui savait prendre des décisions hardies tout en gardant la tête froide. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à Yalta qu’a débuté le grand demi-siècle de leadership américain qui s’achève aujourd’hui.

L’histoire de l’URSS de Staline présente aussi un intérêt. Avant la Seconde Guerre mondiale, elle n’était pas un pays proscrit (les pays proscrits n’existent pas dans le monde), c’était une puissance révolutionnaire qui avait pour hymne l’Internationale, qui avait réellement tenté de saper l’influence des puissances d’antan et d’instaurer un régime communiste. Ce qui était, entre autres, l’objectif du Komintern, organisation non gouvernementale d’espions.

Après Yalta, le Komintern et l’"Internationale" laissèrent la place à une puissance normale et reconnue ayant le droit d’avoir à ses frontières en Europe et en Asie une ceinture de pays amis et neutres, pas socialistes, car il n’en était pas question à ce moment-là. L’URSS abandonna ses desseins révolutionnaires et aborda une période de coexistence avec le reste du monde. Mais pour que Moscou ne dépasse pas toutes les bornes, l’Organisation des Nations Unies qui remplaça la Société des Nations se devait de museler Staline. Pour résoudre les questions de guerre et de paix, certains membres de cette organisation pouvaient user du droit de veto. Lesquels ? La même "grande troïka" de Yalta, à laquelle s’ajoutèrent ensuite deux alliés qui avaient fortement pâti pendant la Seconde Guerre mondiale : la Chine de Tchang Kaï-chek qui s’accrochait au dernier pouce de terre, le reste de son territoire étant occupé par les Japonais, et la France du général de Gaulle qui, au plus fort de la guerre, avait été privée de son territoire. Que la Chine devînt rouge et que Moscou l’aidât beaucoup en cela, personne n’en souffla mot à Yalta. La Chine rouge ne fut pas admise à l’ONU, et ce durant les deux premières décennies qui suivirent la fondation de l’organisation.

Yalta en tant que tel disparaît. L’ONU fut conçue comme une réunion des puissances victorieuses. C’était, au fond, une petite organisation de 50 pays. Les autres pays étaient alors des colonies. Mais qui pouvait prévoir à Yalta que le nombre de ses membres atteindrait 100, ensuite 200 (aujourd’hui) et que les mots "Europe" et "monde" cesseraient bientôt d’être presque synonymes ? Et que l’ONU, fondée à une époque où les mentalités étaient tout à fait différentes, deviendrait l’instrument irremplaçable de maintien d’un ordre mondial nouveau et complexe ?

Après Yalta, l’ordre mondial a continué de changer même là où tout avait été prévu en détail par la conférence de Yalta. Qui pouvait prédire que trois zones d’occupation de l’Allemagne se transformeraient en RFA en 1949 et, cinq mois après, la zone soviétique se transformerait en RDA et que Berlin n’appartiendrait ni à l’une, ni à l’autre ? Personne n’avait prévu à Yalta qu’après cette histoire avec l’Allemagne on verrait apparaître assez rapidement deux mondes opposés, l’Ouest et l’Est, ainsi qu’un tiers-monde assez vaste.

Nombreux sont ceux qui estiment que le "système de Yalta" fut définitivement brisé quand l’inviolabilité des frontières européennes fut violée, c’est-à-dire après la désintégration de l’URSS. Comme on le voit, la situation était plus complexe qu’on ne l’avait imaginée. Ce système a continué à se détériorer, mais le plus étonnant, ce sont la solidité et la stabilité de l’ordre mondial datant des "deux camps" et de la guerre froide. C’est aussi que le fait que l’Est et l’Ouest aient pu s’entendre, non sans mal, et que le mécanisme de l’ONU ait fonctionné de façon impeccable en vertu de ce dialogue. Mais ce système, sous certains aspects, n’a pas complètement disparu. Les puissances ne sont plus les mêmes, leurs poids ont changé, mais, à défaut de la structure, du moins les principes de l’ordre mondial sont à peu près les mêmes. Un groupe de pays forts – indépendamment de leur idéologie – décident des problèmes clés, mais conformément à la Charte de l’ONU et à d’autres principes. Les noms des pays chefs de file peuvent changer, mais les règles ne changent pas, pour l’instant.

Est-ce à Yalta que tout cela a été fait ? Ou bien à Yalta et après ? Ou bien en dépit de Yalta ? En tout cas, c’est bien au palais de Livadia que ce processus fut amorcé.

Ce texte n’engage que la responsabilité de l’auteur.

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