Plusieurs lettres des intellectuels est-européens, anciens présidents et premiers ministres, sont parvenues ces deux dernières semaines aux destinataires à Bruxelles et, plus tôt, à la Maison Blanche.
Les dernières d'entre elles parlent de la "guerre caucasienne". On retient surtout celle publiée simultanément par The Guardian de Londres et Gazeta Wyborcza de Varsovie, dans laquelle on lit que "l'occupation de la Géorgie par la Russie" et l'inaction de l'Occident ressemblent à la "collusion de Munich", à l'édification d'un nouveau mur de Berlin et "sont contraires à l'intégration pacifique et démocratique du continent européen". Il faut y mettre fin et, en général, il serait bon de se souvenir des leçons de la Seconde Guerre mondiale, du pacte Molotov-Ribbentrop, etc. Pas besoin de mots pour dire qui en est presumé coupable, il suffit pour cela de pointer le regard vers l'Est.
La dernière lettre porte les signatures d'éminentes personnalités du passé: l'ancien président tchèque Vaclav Havel, l'ancien président lituanien Valdas Adamkus, son homologue letton Vytautas Landsbergis, le premier ministre estonien Mart Laar, le célèbre philosophe français André Glucksmann, ainsi que l'ancien mutin et anarchiste Daniel Cohn-Bendit, animateur de la révolution des étudiants de 1968 en France, le rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza, jadis conseiller de Solidarnosc polonaise Adam Misznik, le fondateur du courant français de la "Nouvelle philosophie" Bernard Henri-Lévy � Voyant ces signatures, il est impossible de ne pas la lire.
Cette lettre est apparue quelques jours avant la publication prévue du rapport de l'UE sur les causes du conflit caucasien d'août 2008. A présent, on attend sa publication le 29 ou le 30 septembre. L'ajournement de la publication du rapport s'explique officiellement par le souci de l'UE de ne pas accroître la tension en août, mois du début du "conflit caucasien", et par l'apparition de nouvelles données nécessitant une étude supplémentaire. Il en a été, peut-être, effectivement ainsi. Mais le magazine allemand Der Spiegel a annoncé déjà pour la deuxième fois (la première fois, il avait reçu les extraits du rapport en juin) que les déductions du rapport seraient affligeantes pour Saakachvili, car il en ressort que c'était lui qui avait déclenché la guerre. Bref, le rapport a été "rectifié".
Le 22 septembre, la diète (parlement) polonaise a adopté une résolution sur l'occupation soviétique de la Pologne en 1939 et a qualifiée cette occupation, de même que l'exécution criminelle par le NKVD (Commissariat du Peuple à l'Intérieur) des officiers polonais à Katyn de "génocide".
Ce qui est étrange, ce n'est pas l'apparition de cette résolution et de ces lettres. En fait, il n'y a là rien d'étonnant. 1939 (l'année 2009 marque le 70e anniversaire du partage de la Pologne et du début de la Seconde Guerre mondiale) est l'année de la grande douleur de la Pologne, mais, d'ailleurs, non pas d'elle seule. Ce qui est étrange, c'est que tous ces événements ont coïncidé comme s'ils s'étaient produits ensemble. Dans cette "monopolisation de la tragédie" et son adaptation aux besoins de l'histoire et de la politique contemporaines, il y a, à mon avis, quelque chose de malhonnête.
Cela concerne également la "guerre caucasienne"qui, effectivement, est la cause de souffrances et de tragédies non pas seulement de la Géorgie, loin de là. Mais, on ne sait pourquoi, en l'évaluant, même les intellectuels oublient que ce sont les soldats géorgiens qui ont tué des Sud-Ossètes, y compris des femmes, des vieux et des enfants, et pas le contraire. Je n'arrive pas à comprendre jusqu'à présent pourquoi l'Ossétie du Sud est considérée par beaucoup de personnes en Europe, sauf la Russie, comme une sorte de réserve peuplée de tribus sauvages, antidémocratiques qui ne méritent d'être mentionnées que pour la simple raison qu'elles représentent une menace pour la démocratie de Saakachvili. Une lettre analogue a été envoyée à l'UE, une semaine plus tard, par des intellectuels ukrainiens. Bref, il s'agit d'une vraie offensive intellectuelle.
Cette approche n'est pas très intellectuelle, pas plus que la lettre adressée en juillet au président Barack Obama et signée par Lech Walesa, Lech Kaczynski, Vaclav Havel et d'autres l'invitant à ne pas renoncer au déploiement de missiles et de radars américains en Europe. Je ne me souviens pas d'une lettre, dans laquelle les intellectuels inviteraient les Etats-Unis à installer de nouveaux missiles en Europe. Pour les intellectuels, la combinaison des mots "Etats-Unis - missiles" est une sorte de malédiction.
Les anciens présidents et premiers ministres constituent une catégorie à part. Ils ont certainement le droit d'exprimer leur avis. Il est vrai, cela prend presque toujours, pour l'essentiel, la forme d'une justification de leurs propres erreurs, de leur disculpation. Les exceptions à la règle sont très rares.
Tout gouvernement de tout pays du monde n'est pas un étalon de sagesse. Chacun a plus d'un "squelette dans le placard". Mais la sélectivité artificielle manifestée lors des recherches de l'amoralité politique et une approche trop irréfléchie et tout à fait altérée de l'histoire est affligeante.
Je ne voudrais pas me lancer dans toute une discussion à ce sujet. C'est difficile et fatigant, et d'autant plus avec des opposants de ce genre. Mais, au moment de la publication de certaines lettres et de la préparation de la résolution en Pologne, j'ai lu dans The Guardian un article du journaliste britannique Seamus Milne. On y lit notamment:
"Des décennies durant, nous avons décrit en Grande-Bretagne la période de la Seconde Guerre mondiale - de Dunkerque jusqu'au jour J (débarquement en Normandie) - sans nullement mettre en doute le fait que la guerre a été déclenchée par Hitler et son régime nazi qui a organisé et perpétré le génocide. Mais, à présent, tout a changé � Certains historiens et commentateurs occidentaux, encouragés par la renaissance de la droite nationaliste en Europe de l'Est et le révisionnisme historique servile qui tente de mettre un trait d'égalité entre le communisme et le nazisme, exploitent le 70e anniversaire de l'intervention hitlérienne en Pologne pour prétendre que l'Union Soviétique est, soi-disant, également coupable du déclenchement de la guerre et que le Pacte Molotov-Ribbentrop a été une "licence pour l'Holocauste". En Europe de l'Est, surtout dans les pays baltes et en Ukraine, le désir obstiné de récrire l'histoire s'accompagne de tentatives d'effacer les crimes nazis et de réhabiliter les collaborationnistes � Mais affirmer que les répressions soviétiques (dans les pays baltes) sont, soi-disant, équivalentes au génocide nazi des temps de guerre est un mensonge monstrueux qui revient à nier le fait de l'Holocauste. Par exemple, il est peu probable que ceux qui ont survécu à Oswiecim et qui ont été libérés par l'Armée Rouge en 1945 aient pu commettre cette erreur.
La véritable raison de l'identification du génocide nazi aux répressions soviétiques devient claire dans les républiques baltes où la collaboration avec les escadrons de la mort SS et la participation directe à l'extermination des Juifs a atteint le plus haut degré et où les hommes politiques tentent aujourd'hui de transformer les exécutants en victimes. Les vétérans de la Légion SS lettone participent aux défilés à Riga et 200000 Juifs de Lettonie, victimes de l'Holocauste, ne sont même pas mentionnés au Musée des victimes du génocide de Vilnius. Les parlementaires estoniens vénèrent les soldats du IIIe Reich comme des "combattants pour la liberté et l'indépendance" �
Quant à la Pologne, on convient de lui rappeler qu'en 1938, un an avant le début de la guerre, aussitôt après la collusion de Munich, elle a arraché toute une région à la Tchécoslovaquie".
Pour conclure, l'auteur écrit qu'il a en vue la région de Tesin (Cieszyn) de Silésie où résidaient 80000 polonais et 120000 Tchèques, annexée par la Pologne le 2 octobre 1938. A propos, Winston Churchill a déclaré six mois après cela que la Pologne avait participé "avec l'avidité d'une hyène à la destruction de l'Etat tchécoslovaque". D'ailleurs, les Polonais ne nient pas cette annexion.
Il est à remarquer que ceux qui récrivent l'histoire de façon aussi ingénieuse invitent leurs confrères européens, par la même occasion, à prendre la défense de la Géorgie. Fortuitement, ou non?
Ce texte n'engage que la responsabilité de l'auteur.