Par Dmitri Babitch, RIA Novosti
Il y a vingt ans, l'exode de la population des pays du bloc soviétique vers l'Occident a pris de grandes proportions. Les Juifs soviétiques se sont précipités en Israël, les marchands polonais faisant la navette ont inondé l'Europe occidentale, des personnes parlant le hongrois ont été embauchées dans les magasins des régions orientales de l'Autriche, car les acheteurs venant de l'Est y étaient nombreux.
Mais l'exode le plus dangereux pour la "communauté socialiste" a été celui des Allemands de RDA. Après le 10 septembre 1989, lorsque les autorités hongroises ont commencé à laisser passer en Autriche les Allemands de l'Est qui se sont retrouvés sur le territoire de la Hongrie, environ 50000 citoyens de la RDA ont profité de ce trou ouvert dans le rideau de fer.
Le gouvernement de l'Allemagne de l'Est s'est indigné et accusé la République Populaire de Hongrie (RPH) qui restait officiellement dans le giron des communistes, d'avoir trahi les "idéaux du socialisme" et de ne pas avoir respecté l'accord conclu en 1969 concernant les voyages touristiques entre la RPH et la RDA et dans lequel les deux pays s'étaient engagés à empêcher le départ de citoyens pour les pays tiers. Mais les autorités hongroises ont également mis le cap sur l'Ouest et avaient l'intention de rebaptiser peu après la RPH en République Hongroise. Le démantèlement des barbelés à la frontière avec l'Autriche a commencé dès mai 1989 et l'accord sur les voyages touristiques conclu avec la RDA a été temporairement suspendu à la fin de l'été.
Par conséquent, la Hongrie a été le deuxième pays du bloc soviétique, après la Pologne, à avoir opté de façon non ambiguë pour la voie de développement occidentale.
On peut entendre aujourd'hui aussi bien de la part de la vieille génération que des jeunes les propos suivants: si Gorbatchev avait alors frappé du pied, tout cela se serait arrêté instantanément! Mais il ne l'a pas fait. Et pour toute réponse à une requête prudente venant de ses camarades hongrois, face au problème surgissant, Moscou a gardé le silence. A Budapest, ce silence a été interprété comme signe de consentement.
Mais des faits de la réalité hongroise montrent que, même si Gorbatchev avait frappé du pied exprimant ainsi son indignation, cela n'aurait fait que retarder de quelques mois l'écroulement du bloc soviétique.
En effet, en 1987, la dette de la Hongrie envers les créditeurs occidentaux a atteint 17,8 milliards de dollars et ce chiffre s'est élevé à 21 milliards vers 1990. Si l'on compare la côte du dollar à cette époque-là et celle en vigueur aujourd'hui, on voit que le tableau était apocalyptique. La RDA était sur le point de se trouver en défaut de paiement de ses dettes ... envers son créancier hostile, l'Allemagne de l'Ouest (RFA) . La Pologne était déjà en défaut de paiement des dettes et cela malgré un puissant secours apporté par l'Union Soviétique grâce aux produits énergétiques bon marché, mais lequel finalement n'a pas pu être un remède.
Dans les années 1980, la dette extérieure énorme des pays socialistes s'expliquait par la non-compétitivité des produits "socialistes" qui obligeait les gens à acheter à n'importe quel prix des articles importés. Les roubles "transférables" utilisés dans les paiements entre les pays membres du Conseil d'Assistance économique (COMECON) permettaient d'acheter des chameaux en Mongolie, mais il était impossible de payer en ces mêmes roubles les livraisons convoitées en provenance des pays occidentaux. En fin de compte, la pyramide de la dette ne cessait de s'élever .
Les dettes extérieures de l'Union Soviétique augmentaient aussi à cette époque-là. En général, les processus qui se sont produits dans les années 1989-1990 en URSS et chez ses alliées est-européens frappent par leur similitude. Les différences apparaîtront plus tard et elles ne seront pas en notre faveur. Pour l'instant, signalons certains traits semblables.
Premièrement : le changement de régime relativement calme. En Hongrie, le changement de pouvoir s'est produit même sans événement analogue à notre putsch de 1991 qui n'a presque pas provoqué d'effusion de sang, sans insurrections, sans heurts et sans diffamation. Un rôle immense y a été joué par la politique libérale appliquée de longues années durant par le Parti socialiste ouvrier hongrois (PSOH), analogue du PCUS soviétique.
Deuxièmement : l'apparition rapide et la popularité extraordinaire de toutes sortes de "fronts populaires" et d'associations sociales informelles entrant facilement en concurrence avec le parti communiste lors des premières élections libres. L'activité des partis non communistes a été autorisée en Hongrie déjà au début de 1989, mais personne ne s'attendait à ce que les jeunes formations remportent la victoire si vite aux élections d'avril 1990 sur le Parti socialiste hongrois (héritière du PSOH) qui n'a recueilli que 9% des voix.
Troisièmement : le retour rapide des anciens "spécialistes" des partis aux positions de commandement dans l'économie et à l'administration de l'Etat. Les maîtres d'école et les ingénieurs invités au parlement par le Forum démocratique hongrois (FDH) qui a remporté les élections de 1990 se sont avérés incapables de diriger les structures de l'Etat. Déjà lors des élections de 1994, le Parti socialiste dirigé par les anciens "apparatchiks" a obtenu la majorité absolue au parlement. Mais les postcommunistes hongrois n'ont pas profité du pouvoir retrouvé pour faire taire leurs opposants politiques.
Ce dernier point constitue probablement la principale différence des résultats des réformes russes et est-européennes. Agissant selon le principe "le vainqueur reçoit tout", l'élite russe n'a pu mettre au point un mécanisme de succession des équipes au pouvoir. Il n'en reste pas moins que la succession des partis au pouvoir aide la Hongrie à atténuer les conflits qui secouent le pays. Ces conflits sont nombreux. Les radicaux de droite et de gauche ont renforcé leurs positons ces dernières années, le monde entier a vu des images des émeutes des jeunes en 2006 à Budapest. L'ancienne dissidente Agnes Heller qui a quitté la Hongrie en 1977 et qui enseigne actuellement dans son pays reconnaît : "Lorsque nous prononçons le mot "capitalisme", les jeunes l'assimilent a la privatisation, la perte de travail et le capital étranger".
Comme on le voit, tout cela nous est familier. Mais il y a aussi des différences. Pendant les émeutes des jeunes, le premier ministre socialiste Ferenc Gyurcsany qui a créé un système à deux partis en Hongrie avec Viktor Orban, le leader du parti Fides, concurrent du parti socialiste, a employé la force contre les hooligans qui saccageaient les magasins et les voitures. Mais le recours à la force contre les manifestations pacifiques de l'opposition, même la plus radicale, aurait été pour lui un suicide politique.
On ne comprend pas encore très bien cela en Russie, sinon, on n'aurait pas reproché à Gorbatchev l'"abandon" de l'Europe de l'Est. N'importe quelle tentative de Gorbatchev d'arrêter l'"exode" des alliés en Occident n'aurait fait qu'ajourner ce processus, sans l'arrêter.
D'ailleurs, si cet ajournement avait traîné en longueur ou fait des victimes, même insignifiantes, les conséquences en auraient été bien pires pour les rapports de l'Union Soviétique, ensuite, de la Russie avec l'Europe de l'Est. Par conséquent, en ce qui concerne notre pays, il peut commémorer le 20e anniversaire de sa "sage inaction".
Ce texte n'engage que la responsabilité de l'auteur.