Mieux vaut être franc que nier l'évidence

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Par l'académicien Alexandre Tchoubarian pour RIA Novosti

Par l'académicien Alexandre Tchoubarian pour RIA Novosti

-  On a parfois l'impression que l'attitude à l'égard du Pacte Molotov-Ribbentrop est ambiguë dans la Russie actuelle. D'une part, tous les protocoles secrets additionnels au pacte ont été publiés dès 1986, des études de plus en plus nombreuses à ce sujet figurent dans les livres et dans la presse. L'évaluation morale portée sur ce pacte à l'époque de Gorbatchev dans une résolution du Congrès des députés du peuple de l'URSS en 1989 est plus intelligible que les jugements portés aujourd'hui par certains politiques. De nos jours, le pacte est soit justifié, soit considéré de façon pragmatique du point de vue de son avantage pour l'Union Soviétique. Une question se pose : peut-on condamner le pacte dans la Russie actuelle? Ou bien la formule de 1989, selon laquelle le protocole est immoral, mais le pacte est, dans son ensemble, normal et habituel pour l'époque, est-elle toujours valable?

Au cours des 20 années écoulées depuis la résolution du Congrès des députés du peuple, notre historiographie a subi une certaine évolution. Mais voici ce qui retient l'intérêt : au cours des années écoulées, les passions autour du pacte, loin de s'apaiser, s'exacerbent. Mais, paradoxalement, cette exacerbation ne provient pas de la publication de nouveaux documents. Rien de sensationnel n'a été découvert depuis la révélation des originaux des protocoles secrets au milieu des années 90 du siècle dernier. Par conséquent, il ne s'agit pas de faits nouveaux, mais de l'interprétation, ce qui doit être attribué moins aux divergences entre les chercheurs qu'aux passions sociales et politiques. Cela est alimenté par la position de nos voisins : certaines personnalités des pays baltes et certains représentants de la Pologne. Tout cela politise un problème qui doit relever de la compétence exclusive des historiens.

Malgré ces difficultés, nous pouvons discuter librement en Russie du pacte et de ses conséquences aussi bien entre nous qu'avec nos collègues étrangers. De nouveaux ouvrages sont publiés. Ainsi, le quatrième volume de documents des Archives russes sur les circonstances de l'exécution d'officiers polonais à Katyn vient de paraître.

Mieux vaut être franc que nier l'évidence. A un moment donné, la position de l'Union Soviétique a été très affaiblie par notre négation obstinée de l'existence des protocoles secrets. Le fait que les protocoles secrets liés au pacte aient été quand même publiés il y a 20 ans, à l'époque de l'Union Soviétique, renforce notre position et prouve notre rupture avec la politique de la dissimulation.

-  Cependant, les débats entre les historiens sont aussi âpres que ceux menés par les politiques. Le point de vue, selon lequel le pacte Molotov-Ribbentrop fut le déclencheur de la Seconde Guerre mondiale qui éclata une semaine seulement après sa signature, le 23 août 1939, prévaut dans les pays de l'UE et aux Etats-Unis. Comme on le sait, le 1er septembre 1939, les troupes allemandes agressèrent la Pologne, certaines que l'Union Soviétique ne viendrait pas à sa rescousse. Etes-vous d'accord avec ce point de vue?

Non, je connais ce point de vue que je ne partage pas. On en déduit même parfois que l'URSS et l'Allemagne sont responsables au même titre du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Cette opinion figure dans une résolution appropriée de l'Assemblée parlementaire de l'OSCE. Mais un fait prouvé n'est pas pris en considération. Hitler avait pris la décision d'attaquer la Pologne quelques mois avant la conclusion du pacte de non-agression avec l'URSS. Hitler se préparait à agresser la Pologne depuis le printemps 1939. Même la date approximative avait été fixée : le 26 août 1939. Le délai fixé fut presque suffisant pour les Allemands : l'offensive fut lancée le 1er septembre. Quant au pacte signé le 23 août, son destin fut incertain presque jusqu'au dernier jour. Par conséquent, indépendamment de l'issue des négociations avec l'URSS, Hitler n'avait pas de doutes et ni d'hésitations. Les garanties fournies par la Grande-Bretagne et la France à la Pologne s'expliquaient également par ce fait : elles savaient que l'Allemagne se préparait à la guerre. Et Ribbentrop se rendit d'urgence à Moscou pour la même raison : il devait tout faire avant le début de l'offensive prévue.

-  Cependant, après l'attaque d'Hitler contre la Pologne, la Grande-Bretagne et la France ont tout de même déclaré la guerre à l'Allemagne, alors que l'URSS non seulement restait à l'écart, mais avait conclu un traité d'amitié avec l'Allemagne en septembre 1939. N'était-ce pas un encouragement pour l'agresseur?

Certes, les protocoles secrets additionnels au pacte, la signature d'un traité d'amitié en septembre 1939 et l'interdiction de la critique du national-socialisme en URSS qui fut en vigueur de 1939 à 1940 étaient des actes méritant d'être condamnés tant en Russie qu'à l'étranger.

Néanmoins, les événements de cette époque-là ne se réduisent pas à la formule suivante: "Hitler a décidé d'attaquer ses voisins et Staline est devenu son allié". Je m'en tiens à une méthode d'étude de l'histoire consistant à analyser plusieurs facteurs. En analysant un phénomène, il est nécessaire d'examiner tous les facteurs qui l'ont provoqué, au lieu de se borner à un ou deux motifs susceptibles de convenir. Le pacte Molotov-Ribbentrop est un phénomène politique et diplomatique complexe, c'est pourquoi, en évaluant le pacte, il convient d'examiner ce qui l'a précédé. Voilà pourquoi nous tournons nos regards vers 1938. Non pas parce que nous tenons à rappeler obligatoirement à nos collègues occidentaux les Accords de Munich. A défaut de prendre en compte le facteur Munich, il est impossible d'expliquer pourquoi Staline a décidé de signer un pacte de non-agression avec l'Allemagne nazie. Avant Munich, un certain consensus existait en Europe à l'égard d'Hitler et de son régime. Toutes les grandes puissances européennes - la Grande-Bretagne, la France, l'URSS - avaient une attitude négative à l'égard du régime nazi instauré en Allemagne en 1933. Munich a pratiquement rayé d'un trait ce consensus. Du point de vue de la morale, l'accord de Munich et le pacte Molotov-Ribbentrop différaient peu l'un de l'autre. Les deux documents furent signés dans le dos des peuples dont ils scellaient le sort. A Munich, les représentants de la Tchécoslovaquie se trouvaient hors de la pièce occupée par les signataires. Le destin de leur pays fut décidé dans une pièce voisine à leur insu. D'ailleurs, à la différence du pacte Molotov-Ribbentrop, à Munich, il n'était même pas question de sphères d'intérêts. Il y était question de l'annexion d'une partie de la Tchécoslovaquie à l'Allemagne, du démembrement d'un pays indépendant. Nous n'étions pas présents à Munich. Staline était très méfiant à l'égard des démocraties occidentales, surtout envers la Grande-Bretagne. Il vit dans l'accord de Munich une manifestation de la politique de la Grande-Bretagne tendant à isoler l'Union Soviétique.

-  Pourquoi Staline a-t-il préféré Hitler à ses futurs alliés occidentaux? Vos opposants affirment que ni la Grande-Bretagne, ni la France, ni la Pologne ne pouvaient accepter les conditions posées par Moscou : laisser passer, en cas de nécessité, les troupes soviétiques par leur territoire. A l'époque soviétique, il était de mise de reprocher au gouvernement polonais d'avant la guerre de ne l'avoir pas permis. Mais, après plusieurs décennies, nous savons qu'en occupant le territoire d'un pays, Staline lui permettait rarement de se développer indépendamment.

Souvenons-nous du sujet des  pourparlers anglo-franco-soviétiques de l'été 1939 à Moscou. Il y était question de la possibilité de venir en aide aux pays d'Europe de l'Est en cas d'agression d'Hitler. La question des garanties à donner aux pays baltes avait été examinée en juillet 1939, les pourparlers interminables d'août portaient sur la Pologne et la Roumanie. Le 20 août, les Français nous ont fait savoir qu'ils avaient persuadé le ministre polonais des Affaires étrangères Joseph Beck et obligé Varsovie à accepter le passage des troupes soviétiques. Mais la Pologne ne fit aucune déclaration officielle à ce sujet. Bref, une croix fut mise sur la coopération de l'URSS avec la Grande-Bretagne et la France bien avant le pacte.

La version selon laquelle Staline avait l'intention d'occuper le territoire de la Pologne, de la Roumanie et d'autres pays par lesquels les troupes soviétiques devaient passer si un accord avec les alliés occidentaux était intervenu est contestable. Il existe des exemples de pays auxquels l'URSS a imposé son système, mais ont peut citer d'autres pays où les troupes soviétiques sont entrées et en sont sorties en laissant ces Etats se développer comme ils l'entendaient. Ce sont l'Iran et l'Autriche, ainsi que la Finlande, où Andreï Jdanov fit partie de la commission alliée de contrôle. Tous ces pays ont conservé leur indépendance. La Pologne aurait également connu ce destin, si la France et la Grande-Bretagne lui avaient donné des garanties sûres.

-   Autrement dit, Hitler a proposé à Staline une variante plus avantageuse que la Grande-Bretagne et la France?

Au cours des pourparlers avec la Grande-Bretagne et la France, le problème des territoires qui ont constitué ensuite la zone soviétique d'intérêts n'avait été examiné que dans l'optique du passage des troupes, mais Hitler alla plus loin en proposant de partager les sphères d'intérêts. Comme on le sait, il n'a pas tenu longtemps sa promesse. En novembre 1940, lorsque Molotov se rendit à Berlin et alors que les rapports entre l'Allemagne et l'URSS étaient déjà mauvais, Hitler lança au chef de la diplomatie soviétique : "Et qui vous a dit que vous aviez reçu le droit d'annexer ces territoires? Cela ne découle pas du pacte!" C'est, en général, la leçon principale des événements de 1938-1941 : chaque fois que certains pays tentent d'assurer leur sécurité aux dépens des autres, en faisant fi des menaces communes, non seulement la sécurité collective en souffre, mais aussi chaque pays. Jusqu'à 1941, presque tous les pays d'Europe ont essayé de s'entendre avec Hitler. Il avait tout promis à tout le monde, pour ensuite tromper tout le monde.

-  Lorsque le Congrès des députés du peuple de l'URSS de 1989 a adopté sa résolution évaluant le pacte Molotov-Ribbentrop, l'appréciation morale de ce document fut catégorique : le texte de la résolution l'avait qualifié de "collusion" par analogie avec la "collusion de Munich"(l'expression "collusion" de Munich, employée en Russie (URSS), désigne les accords de Munich - NDLR). Or, aujourd'hui, même si la presse officielle russe emploie le mot "collusion", elle n'a en vue que Munich. Pourquoi?

Dans la résolution du Congrès, le mot "collusion" reflétait les réalités politiques soviétiques de l'année 1989. La plupart des chercheurs n'emploient plus ce terme. Le style est devenu plus neutre, le concept d'appréciation unique et forcément juste portée par le parti sur tel ou tel événement a disparu, appréciation à laquelle tous doivent se conformer. Et c'est normal. Dans notre Institut, les chercheurs qui étudient cette période ont souvent des points de vue diamétralement opposés aussi bien sur le pacte que sur ses conséquences. J'ai dit tout de suite: nous allons publier des livres exprimant des points de vue différents.

- Mais, si j'ai bien compris votre position, non seulement vous trouvez des parallèles entre Munich et le pacte de non-agression, mais vous estimez aussi que l'Allemagne et l'Union Soviétique n'étaient pas les seuls pays responsables du partage de la Pologne en septembre 1939?

Une certaine responsabilité incombe également aux puissances occidentales. Le 17 septembre, lorsque les troupes soviétiques sont entrées sur le territoire des régions orientales de la Pologne, des voix retentirent en Grande-Bretagne qui jugeaient nécessaire, en déclarant la guerre à l'Allemagne, de prendre également des sanctions à l'encontre de l'URSS. En fin de compte, le gouvernement britannique avait pris une décision, selon laquelle les garanties britanniques ne concernaient que les frontières occidentales de la Pologne et aucune sanction n'a été prise contre l'URSS. Au contraire, le fait suivant suscita la satisfaction: les troupes soviétiques s'arrêtèrent sur la ligne Curzon, celle qui devait partager la Pologne et la Russie soviétique après la proclamation de l'indépendance de la Pologne en novembre 1918.

- Qui a exprimé cette satisfaction?

Le ministère des Affaires étrangères, le cabinet militaire, même le parlement de Grande-Bretagne. Bref, aucune démarche ne fut entreprise contre nous. Aucun coup ne fut tiré en 1939 pour défendre la Pologne. Il n'y a même pas eu d'actions militaires démonstratives visant à détourner l'attention des troupes allemandes de la Pologne. Il en fut de même pour les pays baltes: les Etats occidentaux n'ont pas reconnu l'adhésion des pays baltes à l'Union Soviétique de jure, mais ils l'ont reconnue de fait. Par conséquent, les pays occidentaux ont également leur part de responsabilité dans les événements qui se sont produits alors en Europe.

Bien plus, Staline et Hitler n'étaient pas les seuls à pratiquer la diplomatie secrète. Devenu premier ministre après la démission de Chamberlain à l'été 1940, Winston Churchill écrivit une lettre à Staline lui proposant de conclure un accord secret entre la Grande-Bretagne et l'URSS. Qu'avait donc promis Churchill à Staline en échange de la loyauté de l'Union Soviétique? Il avait promis que personne ne serait au courant de cet accord et qu'après la victoire sur l'Allemagne la Grande-Bretagne reconnaîtrait, de fait, l'appartenance des pays baltes à l'URSS.

- Est-ce que cette lettre fut publiée et quelle fut la réponse de Staline?

Cette lettre se trouve dans les archives du ministère des Affaires étrangères de l'URSS, les archives britanniques en possèdent une copie, elle a été publiée dans mon livre. Selon les témoignages, après avoir lu cette lettre, Staline sourit malicieusement et dit : "Il promet de reconnaître après la guerre ce qui est déjà reconnu de fait!" Comme on le voit, le destin des Baltes ne préoccupait pas beaucoup Churchill.

-  Mais Churchill n'avait qu'avalisé l'adhésion des pays baltes à l'URSS, tandis que Staline avait dirigé et organisé cette adhésion. Il en découle que la responsabilité principale incombe à la Russie.

La responsabilité incombe non pas à la Russie, mais à l'Union Soviétique. La question de la succession dans une sphère telle que la responsabilité de l'URSS est embrouillée. Il ne faut pas oublier le fait que, du côté soviétique, seulement quelques personnes avaient participé au processus de préparation finale du pacte: Staline, Molotov, Vorochilov (qui menait des négociations avec les Britanniques et les Français). Même Khrouchtchev qui était alors membre du Bureau politique (Politbureau) se souvenait qu'il n'avait appris l'existence du pacte que le jour de sa signature, dans la soirée.

Aujourd'hui, les représentants de la Pologne et des pays baltes tentent de soumettre cette question à la discussion au sein des organisations internationales, certains de leurs organismes d'Etat (par exemple, le parlement lituanien) exigent de la Russie d'aujourd'hui le versement de milliards de dollars d'indemnisation pour la période d'"occupation". Que faire? Si leur approche n'était pas aussi radicale, il se peut que la réaction de la Russie eût été plus sereine. En effet, il s'agit d'une ancienne histoire dont l'étude doit revêtir un caractère plus abstrait et théorique que pratique. Comment peut-on présenter aux générations présentes une facture pour les actions de Staline et de son entourage à propos desquelles d'autres citoyens de l'URSS n'avaient aucune information? Et il est impossible d'assimiler le stalinisme et le nazisme ne fût-ce que parce que le système soviétique a prouvé sa capacité de changer son essence : les protocoles secrets ont été publiés à l'époque de Gorbatchev, leur nature criminelle a été reconnue à l'époque de l'URSS. Le régime hitlérien n'a manifesté aucune capacité de transformation. Le régime nazi était fondé sur la profession non dissimulée du génocide des autres peuples. Le stalinisme n'a pas argumenté le génocide de façon idéologique, il dissimulait sa nature derrière de belles paroles et sa victime principale était le peuple soviétique.

(Propos recueillis par Dmitri Babitch).

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