Moscou-Washington: aller au-delà d'un "redémarrage"

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Par Sergueï Karaganov, président du bureau du Conseil pour la politique étrangère et de défense
Par Sergueï Karaganov, président du bureau du Conseil pour la politique étrangère et de défense

Durant les années 2006-2008, on a assisté à une montée de la tension, engendrée par le mécontentement des vieux pays occidentaux dû à la modification du rapport des forces qui n'était pas en leur faveur et, facteur aggravant pour eux, à la ferme intention de Moscou de modifier les règles du jeu qui lui avaient été imposées à l'époque de sa faiblesse et du chaos.

Il y avait également une raison plus profonde à cet état de choses. Après la chute du mur de Berlin il y a vingt ans et le démantèlement du camp socialiste qui l'avait suivi, la Russie et les vieux pays occidentaux ont qualifié la fin de la guerre froide de victoire commune remportée sur la confrontation militaire et le communisme qui l'avaient engendrée.

Puis les Occidentaux ont entrepris de contester la thèse tacite, mais largement répandue, selon laquelle la guerre froide n'avait ni vainqueurs ni vaincus. Et l'élargissement de l'OTAN a commencé.

La montée de la tension s'est également manifestée dans la petite guerre en Ossétie du Sud qui a été, en fait, une confrontation indirecte, mais militaire entre Moscou et Washington.

Dans une situation d'urgence, l'administration Obama a annoncé son intention de faire "redémarrer" les relations russo-américaines. Force est de reconnaître que, pour s'engager dans cette voie, il a fallu faire preuve d'un certain courage politique et intellectuel, compte tenu des divergences et de l'inertie de l'attitude négative à l'égard de la Russie.

Les dirigeants russes, dont la liste des griefs à adresser aux Etats-Unis est bien plus longue que celle des Américains, et dont la méfiance est plus profonde, ont répondu positivement. C'était aussi un geste difficile.

La rencontre de Londres entre les présidents russe et américain, en marge du sommet du G20, doit marquer le début formel de ce "redémarrage".

Les deux jeunes présidents ont une chance d'aller au-delà d'un "redémarrage" et d'amorcer un changement réel des relations bilatérales afin de surmonter définitivement les séquelles de la guerre froide.

Mais analysons d'abord les avantages et les inconvénients de ce "redémarrage". Ses avantages sont énormes, évidents et l'emportent largement sur les inconvénients. Dans le cas, bien entendu, où l'on ne considère pas les mauvais rapports russo-américains comme une opportunité, permettant d'accuser les Etats-Unis de ses propres problèmes et de traiter tous ceux qui parlent ouvertement des difficultés et des erreurs non seulement comme des opposants, mais même comme des agents américains.

Je ne partage pas cette logique et j'estime que des rapports corrects ou, mieux encore, constructifs avec le pays qui demeure le plus puissant du monde sont utiles.

Ce qui me préoccupe, ce sont les méthodes proposées pour ce "redémarrage": il s'agit, essentiellement, de la réduction des armements stratégiques offensifs. On peut et on doit réduire les systèmes superflus et obsolètes. Il est encore plus important de maintenir et de moderniser le régime même de limitation et de réduction des armements. L'administration américaine précédente avait agi méthodiquement en vue de l'abolir, mais elle n'a pas eu, semble-t-il, le temps d'atteindre cet objectif. Mais la réduction des armements nucléaires stratégiques presque de moitié, voire même plus, comme le proposent certains experts américains, serait aujourd'hui plus nuisible qu'autre chose.

Premièrement, parce que le monde est dangereusement instable. Des changements économiques et géopolitiques s'y produisent rapidement. Sur un plan théorique, nous sommes dans une situation rappelant une période d'avant guerre. On peut même dire que cette situation serait pire que celle d'avant août 1914, autrement dit celle ayant précédé le début de la Première guerre mondiale. L'arme nucléaire, une épée de Damoclès de nos jours, est capable, seule, de dégriser et de civiliser bien des hommes politiques.

Deuxièmement, parce que l'axiome universellement reconnu, y compris par Moscou, selon lequel de profondes réductions des arsenaux de la Russie et des Etats-Unis sont une condition sine quoi non de la non-prolifération des armes nucléaires, ne résiste pas à l'analyse. Les pays non nucléaires vont s'efforcer de se doter de cette arme afin d'accroître leur prestige international. Et en espérant, a fortiori, assurer ainsi leur sécurité. Une aspiration devenue encore plus forte après les frappes subies par Belgrade et Bagdad, dépourvus de l'arme nucléaire.

Il y a un autre danger: les négociations sur de profondes réductions des potentiels nucléaires peuvent remilitariser les rapports entre les deux superpuissances nucléaires. Les tenants du vieux mode de pensée sont encore bien vivants, tant aux Etats- Unis qu'en Russie. Ils sont prêts à reprendre avec enthousiasme le jeu du décompte des ogives, des poids emportés ou des capacités désarmantes des forces nucléaires.

Il faut reprendre les négociations, mais il faut le faire très prudemment. D'abord, il vaut mieux proroger les traités existants, surtout en ce qui concerne le contrôle et la transparence, pour s'entendre ensuite sur des réductions substantielles, mais modestes - 10 à 20%.

Si l'on veut donner effectivement un signal positif à la communauté mondiale, il faut amorcer des réductions concertées, vraiment importantes - de l'ordre de plusieurs fois - des ogives nucléaires dites tactiques. Les arsenaux des deux pays en comptent un nombre vraiment déraisonnable: plusieurs dizaines de milliers, alors que quelques centaines suffisent pour atteindre n'importe quel objectif.

Une fois enclenché le "redémarrage", par la reprise de la limitation et la réduction des armements nucléaires, il sera possible, après avoir consolidé la confiance, de rapprocher les idées concernant les moyens de refréner les propagateurs potentiels de l'arme nucléaire. Et d'engager, dans un esprit constructif, une coopération pour régler les problèmes vitaux concernant le climat, l'alimentation, l'énergie, le manque d'eau potable. Il sera également plus facile de rapprocher les points de vue sur l'élaboration d'une nouvelle architecture de gestion des finances et de l'économie mondiales.

Venons-en au programme maximum: l'élimination définitive de l'héritage de la guerre froide, son éradication totale.

Pour y parvenir, il faut s'entendre sur les deux objectifs à atteindre.

Premièrement, créer un nouveau système de sécurité collective pour l'espace euroatlantique. Que ce soit entre les pays pris séparément, les Etats-Unis y compris, bien entendu, ou entre l'OTAN et l'OTSC (Organisation du Traité de sécurité collective), en y associant les Etats de la "zone grise" (l'Ukraine, la Géorgie) pour laquelle la lutte se poursuit. En mettant ainsi fin, de facto, à l'élargissement de l'OTAN, devenu la principale source de réapparition de la méfiance, de division, voire de danger militaire en Europe.

Deuxièmement, mettre en place une alliance entre la Russie et l'UE soit une Alliance de l'Europe. Là aussi, en y associant les Etats voisins, dont l'Ukraine ou la Turquie. Cette alliance formerait un espace économique commun, un complexe énergétique unique et une zone de libre circulation des personnes.

J'ignore si les deux jeunes présidents et les dirigeants des autres Etats réunis à Londres parviendront à s'entendre sur quelque chose de ce genre dans les conditions de la crise actuelle. Mais il serait très souhaitable qu'ils y parviennent, et le plus vite serait le mieux.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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