La Grande terreur fait-elle encore peur?

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Par Guennadi Bordiougov, RIA Novosti
Par Guennadi Bordiougov, RIA Novosti

En novembre 2008, on célèbrera le 70e anniversaire de la fin de la Grande terreur en URSS. Le pouvoir russe a radicalement changé d'attitude envers cette tragédie du XXe siècle. Le fait que Vladimir Poutine se soit rendu au polygone de Boutovo du NKVD, dans la région de Moscou [lieu d'exécution où des dizaines de milliers de personnes furent fusillées durant la période 1937-38, qualifiée de "Grande terreur" - ndlr.], à l'occasion des 70 ans du début de la Grande terreur a déjà été un geste significatif.

La décision du président Dmitri Medvedev d'immortaliser la mémoire d'Alexandre Soljenitsyne a eu récemment un grand écho. Cependant, toutes les personnes condamnées par les organes extrajudiciaires extraordinaires n'ont pas encore été réhabilitées, même de nos jours. Ces organes et leurs condamnations n'ont pas encore été reconnus comme illégitimes, leurs décisions ont jusqu'à présent une force juridique. Les dirigeants politiques russes ont aujourd'hui toutes les raisons de tourner, une fois pour toutes, une page du passé qui évoque chez des millions de Russes une douloureuse mémoire.

Le 17 novembre 1938, les bolcheviks cessèrent de procéder aux opérations répressives de masse entamées le 5 août 1937. La principale opération de ce genre concernait les "koulaks" [riches paysans propriétaires], organisée en exécution de l'ordre N°00447 du NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, police politique). Le pouvoir attendit quinze mois et demi avant de finir par prohiber les arrestations massives dénuées de sens et les déportations de prétendus "ennemis du peuple", par supprimer les "troïkas" - organes extrajudiciaires extraordinaires constituant le noyau de l'institution répressive de la Grande terreur. Les arrestations, comme l'indiquait l'article 127 de la Constitution de l'URSS, pouvaient désormais être effectuées uniquement sur décision d'un tribunal ou sur autorisation d'un procureur. Les affaires criminelles relevaient désormais de la compétence des tribunaux ordinaires et de la Conférence spéciale du NKVD. Une liste spéciale de mesures protégeait le détenu contre l'arbitraire des enquêteurs.

Néanmoins, ni à cette époque-là, ni même après la mort de Staline, les "troïkas" en tant qu'instrument de violence étatique ne firent l'objet d'une critique fondamentale. La seule récrimination contre ces organes extrajudiciaires se réduisait au fait que le NKVD et la police les avaient utilisés d'une façon prétendument incompétente. Mais le fait que les organes de ce genre sont illégitimes et engendrent eux-mêmes l'arbitraire ne fut jamais soumis à aucun examen. La violation la plus flagrante de la loi, à savoir les sentences de mort prononcées par les troïkas, tomba également dans l'oubli. Ces sentences étaient prononcées à l'encontre de personnes ayant commis des délits que la loi (même le Code pénal russe de l'époque, mais aussi les codes des autres républiques de l'URSS) punissait de peines insignifiantes.

Les critiques violentes prononcées à l'encontre du NKVD et du parquet à la veille de la Seconde Guerre mondiale réveillèrent l'espoir que les centaines de milliers de citoyens condamnés injustement seraient réhabilités. Cependant, les circulaires et directives officielles ne contenaient aucune notion de réhabilitation. Elles ne faisaient que règlementer le processus de révision et d'annulation des sentences prononcées par les troïkas, mais la tâche primordiale [pour les autorités] consistait à éviter tout risque politique ou social. Chaque personne libérée devait passer par un entretien avec un représentant des services secrets et était surveillée par la suite.

Le NKVD et le parquet devaient en outre organiser la procédure d'annulation des jugements prononcés par les organes extrajudiciaires. Ceux-ci, comme l'affirmaient Lavrenti Beria [chef suprême de la police politique] et Andreï Vychinski [procureur général], concernaient 2,1 millions de personnes condamnées entre 1927 et 1938. On proposait de vider leur casier judiciaire durant les trois ans suivant leur libération, à la condition d'un comportement exemplaire. Mais ces mesures n'avaient trait qu'aux sentences n'évoquant pas l'article 58, qui portait sur les affaires politiques. Seule une "conférence spéciale" était habilitée à vider les casiers judiciaires entachés de ce genre d'affaires. Or, l'envergure des compétences de cette conférence nous est inconnue.

Un an plus tard, cette approche différenciée fut abandonnée et toutes les sentences prononcées par les troïkas durent être révisées par la "conférence spéciale". C'était de fait la fin du très court "dégel" de Beria. Par exemple, dans le territoire de l'Altaï, seulement 0,35% des sentences prononcées par les troïkas furent annulées en 1939-1940. Dans la république autonome de Carélie, 2,3% des 5.724 détenus furent libérés des camps. L'une des raisons de ces résultats décevants fut le fait que le complément d'enquête et la prise de décision en matière de réhabilitation des condamnés furent dès le début confiés à la même structure qui avait procédé à l'enquête initiale et joué le rôle principal dans le fonctionnement des troïkas.

En 1956, puis - avec encore plus d'énergie - en 1961, lorsque l'opinion publique était en train de condamner la terreur stalinienne, il y eut une vague de réhabilitations civiles. A propos, c'est le procureur général Roudenko, en 1956, qui fut le plus ardent partisan de la réhabilitation. Bien qu'il ne parlât que d'opposants au sein du parti, premièrement, il soulignait le fait que des procès politiques avaient été falsifiés par le NKVD, et deuxièmement, il démontrait l'importance des principes juridiques de l'Etat. A l'époque, ce processus s'interrompit parce qu'il y avait parmi les dirigeants du pays nombre de personnes portant une part de responsabilité dans la terreur, qui redoutaient le passé et songeaient à mettre cet instrument en réserve dans l'objectif de se maintenir au pouvoir.

Dans les années 1980, Mikhaïl Gorbatchev saisit ce fil là où il avait été coupé dans les années 1960. La politique de réhabilitation connut alors un revirement. Cependant, la réhabilitation restait un acte d'arbitraire politique et administratif, dicté par l'utilité politique et non par des raisons juridiques. Le décret sur le rétablissement en droits de toutes les victimes des répressions politiques des années 1920-1950, publié par Gorbatchev le 13 août 1990, était formulé de façon globale et nécessitait des précisions. Les projets existants d'annulation des sentences prononcées par les organes extrajudiciaires ne furent pas réalisés. On l'expliquait par le fait que de cette manière, on aurait pu aller même jusqu'à réhabiliter des "traîtres à la patrie et membres de détachements punitifs [qui avaient tué leurs compatriotes pendant la Grande guerre patriotique de 1941-1945], des criminels nazis, des membres de bandes criminelles et leurs complices, des fonctionnaires ayant falsifié des affaires pénales ainsi que des personnes coupables d'assassinats prémédités et d'autres crimes". Ainsi, on continuait la pratique de réhabilitation telle qu'elle avait été après les années 1950, c'est-à-dire que la réhabilitation s'effectuait avec de nombreuses exceptions.

Il est difficile de prévoir comment les dirigeants russes voudront célébrer le 70e anniversaire de la fin de la Grande terreur. Mais la société peut poser au moins un problème devant le président russe, Dmitri Medvedev. Il est temps de réhabiliter tous les citoyens, sans exception, condamnés par les organes extrajudiciaires extraordinaires, et de reconnaître le caractère illégitime de ces organes et de leurs décisions. En accomplissant ce geste, le pouvoir russe reconnaîtra également le caractère illégitime de la terreur massive en tant que forme de gestion de l'Etat.

(Guennadi Bordiougov, membre du Conseil d'experts de RIA Novosti, dirige l'Association d'étude de la société russe.)

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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