Le prix de "l'or noir" a atteint son plancher depuis les quatorze derniers mois: le Brent a passé le seuil psychologique des 70 dollars le baril à New York comme à Londres. Mais la limite n'a pas encore été atteinte, assurent les experts russes et étrangers. L'économie mondiale ralentit, et par conséquent il n'y a pas de raisons pour que le prix de l'énergie augmente à nouveau. L'année prochaine, le prix du pétrole oscillera sans doute entre 50 et 70 dollars, et dans ce cas, les fonctionnaires russes devraient réviser d'urgence les paramètres du budget pour 2009-2011, autrement celui-ci risque de passer en un clin d'oeil d'excédentaire à déficitaire. D'ailleurs, il ne s'agit pas là de l'unique problème des dirigeants du pays: le président Medvedev, par exemple, a déjà exprimé son extrême préoccupation face aux prix domestiques trop élevés de l'essence et du kérosène.
Il y a environ deux ans, lorsque le prix du pétrole avait dépassé les 70 dollars le baril, les économistes paniquaient: l'économie mondiale ne pourra pas fonctionner avec un prix aussi élevé, disaient-ils. Cependant, l'économie s'est adaptée relativement vite à ce niveau de prix; en revanche, il sera beaucoup plus difficile, surtout pour les pays exportateurs, de se réhabituer à vivre dans le contexte d'un pétrole bon marché. En effet, le budget russe a été constitué en se basant sur un prix de 95 dollars le baril, et les leaders du secteur pétrolier russe ont dressé leurs projets d'investissement en espérant que leur production coûterait plus de 100 dollars le baril.
Il n'est pas étonnant que les cours du pétrole aient chuté - ceci devait arriver tôt ou tard - mais il est étonnant que ni les fonctionnaires ni les pétroliers russes ne soient parvenus à prévoir cette chute et à s'y préparer. On a plus d'une fois évoqué le caractère spéculatif des prix élevés des hydrocarbures: les contrats à terme (de même que les autres "titres de matières premières") étaient devenus une sorte de monnaie alternative dans laquelle les spéculateurs financiers aimaient à investir leurs disponibilités. L'enthousiasme de ces spéculateurs était nourri par la foi quasi-mystique en une croissance éternelle de l'économie mondiale. Or, une économie en croissance permanente éprouve un besoin toujours croissant de ressources. Les fournisseurs n'ont donc rien à craindre dans un tel contexte. L'agitation spéculative était réchauffée par les économies émergeantes de la Chine et de l'Inde, qui ne cessent d'augmenter leur consommation d'hydrocarbures. Des têtes brûlées parmi les experts prédisaient l'augmentation du prix de l'or noir jusqu'à 200 dollars le baril vers la fin de cette année.
Si l'éclatement de la bulle financière a été plutôt une chose abstraite, le "bang" de la bulle pétrolière, lui, sera entendu par tout le monde. Les hydrocarbures sont le principal produit d'exportation pour la Fédération de Russie, assurant plus de la moitié des recettes provenant de l'export, et constituent en outre l'une des principales sources de revenus pour l'Etat. Le budget russe pour 2008 a été élaboré en se basant sur un prix du pétrole à plus de 90 dollars le baril. Des indices semblables ont également été prévus dans le projet de budget pour 2009-2011.
Pour l'instant, les fonctionnaires du ministère des Finances assurent qu'il n'y a pas de raisons de réviser les paramètres du budget sur trois ans. Cependant, ces mêmes fonctionnaires avaient indiqué que le budget pour 2009-2011 serait excédentaire à partir d'un prix du pétrole à 70 dollars le baril, or, le pétrole russe Urals oscille actuellement autour de cet indice.
Pour la première fois depuis quelques années, l'économie russe risque d'avoir un déficit budgétaire et un solde négatif de la balance commerciale. Autrement dit, pour mettre en oeuvre les programmes budgétaires et procéder aux règlements de volumes d'importation toujours croissants, l'Etat sera obligé d'utiliser les réserves accumulées. Il n'aura donc pas la possibilité d'indexer les salaires des travailleurs du secteur public, et les retraités n'auront pas d'augmentation des retraites de 30%, comme cela a été le cas en 2008.
Le paradoxe russe réside dans le fait que les prix domestiques du carburant restent extrêmement élevés, alors que, dans le monde entier, les cours des hydrocarbures sont en chute libre. En Amérique, par exemple, les prix de l'essence ont baissé à la suite de ceux du pétrole. La croissance permanente des prix du kérosène en août-octobre 2008 a déjà entraîné une crise sur le marché des transports aériens: les compagnies reportent ou annulent des vols, les services au sol refusent de desservir les débiteurs.
Il n'y a cependant rien d'étonnant à cela. Les prix des produits pétroliers en Russie sont régulés par les appétits des pétroliers et non par les lois du marché. Au milieu de l'été, lorsque le pétrole coûtait 140 dollars le baril, les prix domestiques du kérosène dépassaient les cours de la bourse de Londres. A l'heure actuelle, alors que les prix mondiaux se sont écroulés, les grandes compagnies pétrolières souhaitent compenser leurs pertes aux frais des consommateurs locaux.
Ces dernières années, l'Etat fermait les yeux sur les jeux des compagnies pétrolières. Les fonctionnaires grondaient paternellement les pétroliers mais n'entreprenaient aucune mesure efficace visant à juguler les prix domestiques. Ceci est tout à fait compréhensible: le secteur pétrolier est la "locomotive de l'économie", et les multiples charges fiscales provenant de la commercialisation des produits pétroliers à l'intérieur du pays représentaient alors un bon support pour le budget. De surcroît, Rosneft, la plus grande compagnie pétrolière du pays, est contrôlée par l'Etat. En outre, la consommation de combustible en Russie continuait de s'accroître, malgré les prix élevés. La crise économique a obligé les dirigeants russes à voir le problème sous un autre jour: le prix arbitrairement élevé des matières premières mène à l'augmentation des dépenses des entreprises russes et rend leur production et leurs services non compétitifs.
Le président Medvedev vient de qualifier de "scandaleuse" la situation des prix du kérosène et d'exiger que soient prises des mesures allant jusqu'à intenter des actions en justice. Des consignes appropriées ont déjà été données au Service fédéral antitrust et aux organes judiciaires. Le vice-premier ministre Sergueï Ivanov, chargé du secteur du combustible, a déclaré que les prix domestiques du carburant devaient diminuer de deux fois car le cours du pétrole s'était réduit de moitié. Dans les jours à venir, on saura s'il s'agissait d'une invitation directe à agir ou d'un nouvel "entretien de prévention".
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