Le Clézio, prix Nobel "politiquement correct"

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Par Anatoli Korolev, RIA Novosti
Par Anatoli Korolev, RIA Novosti

Le prix Nobel de littérature a été décerné cette année à un écrivain français méconnu dans les pays musulmans: Jean-Marie Gustave Le Clézio. Pourquoi doit-on mettre l'accent sur le fait que les adeptes du Coran ne le connaissent pas? Parce que parmi les candidats au prix Nobel 2008, les experts ont plusieurs fois cité le nom de Salman Rushdie, l'auteur du fameux roman "Les Versets sataniques", qui a entraîné la proclamation contre lui d'une fatwa de mort, sur ordre de l'Ayatollah Khomeiny, en 1989. Cet écrivain est depuis déjà vingt ans obligé de recourir à l'aide des services secrets britanniques pour se protéger des islamistes. On peut supposer que les académiciens suédois n'ont pas osé (et n'oseront jamais) lancer un défi à l'orage islamiste qui gronde au-dessus de l'Europe depuis plusieurs années. La réaction des adeptes de Mahomet aurait été facile à prédire: dans le cas de l'attribution du prix Nobel à Rushdie, cet ennemi de l'islam, les ambassades suédoises en Orient auraient certainement dû s'attendre à être victimes de bien plus que de simples jets de pierres.

Dans ce contexte, le choix du Français Jean-Marie Le Clézio est sans aucun doute apparu comme plus prudent. Il s'agit, en effet, d'un solitaire vivant à l'écart de la civilisation - sur une île retirée, au Mexique ou bien au Japon - d'un voyageur qui n'a jamais eu d'adresse précise, d'un auteur écologiste décrivant la vie des Indiens (il a même vécu un certain temps parmi eux), d'un chantre de la liberté sauvage, d'un poète des déserts africains, d'un critique de la civilisation contemporaine qui n'en finit pas d'achever les derniers hommes libres.

Ce sont précisément ces caractéristiques de la stratégie créative de l'écrivain qui ont été mises en relief par les membres du Comité Nobel. Le prix a été décerné à un "écrivain de la rupture, de l'aventure poétique et de l'extase sensuelle, [...] explorateur d'une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante".

Si en France, les critiques littéraires et amateurs de littérature connaissent le nom de Le Clézio, l'écrivain reste plutôt méconnu en dehors du pays, en Russie notamment. Les publications russes de cet auteur peuvent se compter sur les doigts d'une seule main. Seul son documentaire sur l'histoire d'amour entre le génie mexicain Diego Rivera et l'artiste peintre Frida Kahlo (2000) eut un écho, soutenu par la sortie du film "Frida" (2002), avec Salma Hayek dans le rôle titre.

Bref, les Russes connaissent peu l'oeuvre du nouveau prix Nobel.

En passant en revue l'histoire centenaire des prix Nobel, on peut s'arrêter sur la remise du premier prix de littérature, en 1901, qui fut une exception en comparaison avec la pratique ultérieure. Il fut alors décerné au poète français Sully Prudhomme. Or, qui se souvient aujourd'hui de Sully Prudhomme? Un scandale avait alors éclaté à l'époque. Un groupe d'écrivains suédois publia une lettre protestant contre la décision des académiciens. Selon eux, seul Léon Tolstoï était digne de cette récompense.

Or, ni Tolstoï, ni Joyce, ni Kafka, ni Platonov, ni les classiques vivants Mario Vargas Llosa et John Updike ne se sont vus décerner ce prix.

Cependant, en arrêtant son choix sur Sully Prudhomme, et non sur Léon Tolstoï, l'Académie suédoise avait voulu signifier que le prix serait décerné en s'appuyant exclusivement sur les mérites artistiques et non la renommée ou le tempérament social de l'écrivain qui le reçoit. Tolstoï, de ce point de vue, était davantage un prophète qu'un créateur. Mais l'histoire montre que ce prix n'était pas fait pour se soumettre à cette volonté première. Car ce sont toutefois les auteurs à l'origine de gestes de portée sociale qui prévalent dans la liste des lauréats. Rappelons, par exemple, l'histoire des "victoires" russes. Le grand Bounine fut récompensé plutôt en tant que réfugié et fervent opposant à la Russie soviétique; Pasternak, comme l'auteur d'une épopée antibolchevique, Brodsky en tant que dissident, et Soljenitsyne pour son combat ouvert contre "l'empire du mal". Seul Mikhaïl Cholokhov, sans doute, obtint le prix Nobel uniquement pour les valeurs artistiques de son roman, dont la paternité fut d'ailleurs contestée.

Les derniers lauréats répondent également aux critères de ce "lit de Procuste".

Le Turc Orhan Pamuk, prix Nobel 2006, n'est pas seulement un bon écrivain, mais également un audacieux qui a reconnu publiquement le génocide des Arméniens. Harold Pinter, prix Nobel de littérature en 2005, un gauchiste légendaire, injuria l'Amérique dans la déclaration qu'il envoya pour la remise de son prix, ne pouvant se déplacer en personne. La vénérable Doris Lessing, lauréate de l'année dernière, se montre aussi radicale dans ses fantaisies philosophiques que la phénoménale féministe Elfriede Jelinek (prix Nobel de 2004).

On voit donc que l'aspiration initiale des académiciens à couvrir de lauriers l'esprit littéraire a cédé la place à la dictature de la volonté de récompenser la cause servie par l'écrivain. Ici, on n'apprécie pas le paradoxe d'Oscar Wilde qui disait: "Qu'un homme soit un empoisonneur n'enlève rien à la qualité de sa prose".

Jean-Marie Le Clézio, quant à lui, est un écrivain à la ligne de conduite irréprochable.

C'est justement pour cette raison que Günter Grass a longtemps préféré passer sous silence le fait d'avoir servi dans la SS, étant conscient qu'avec une telle biographie, il lui serait difficile de devenir un jour lauréat du prix Nobel.

Ainsi, on peut affirmer en toute certitude que l'attribution du prix Nobel à Jean-Marie Le Clézio a été une décision marquée par l'esprit du politiquement correct.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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