Les deux documents sont sortis presque en même temps. En juin dernier était rendu public à Paris le "Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale". Il y a un mois et demi apparaissait dans les médias moscovites la "Conception de l'organisation des Forces armées de la Russie jusqu'en 2030".
Mais si le livre blanc a été présenté par le président Sarkozy devant 3.500 militaires, policiers et acteurs de la sécurité civile, personne ne semble se trouver derrière la "conception" russe. Ses auteurs sont inconnus, et les officiels du ministère russe de la Défense se refusent à le commenter. Pas un mot n'a été prononcé à son propos au Conseil de sécurité russe, ni dans les autres organes d'Etat chargés des problèmes relatifs à la défense et la sécurité du pays. Comme si ce "papier" n'existait en fait pas. Quant à ce qu'écrivent les journaux et ce dont discutent les experts, cela n'intéresse pas grand monde... Les dirigeants russes n'avaient même pas réagi au projet de nouvelle doctrine militaire, rendu public au début de l'année dernière par l'Académie des sciences militaires. Alors qu'y a-t-il à dire sur cette "Nouvelle orientation des forces armées", comme on appelle cette conception? Il est même difficile d'en parler sérieusement.
Alors qu'en ce qui concerne son cousin français, c'est une toute autre affaire. Sa création témoigne de l'importance que revêt la sécurité de l'Etat pour les dirigeants et la société civile de la France. Le président Sarkozy avait confié dès le 31 juillet 2007 à Jean-Claude Mallet, membre du Conseil de sécurité intérieure, la tâche de former et de diriger une commission chargée de préparer ce nouveau livre blanc sur la défense. Elle comportait 35 spécialistes de premier plan en matière de sécurité. En outre, à côté des représentants du ministère de la Défense et d'un certain nombre d'autres structures gouvernementales, des personnalités importantes de l'industrie d'armement, des parlementaires et des experts militaires indépendants y furent conviés. De larges discussions eurent lieu dans les médias français, auxquelles participèrent également des professionnels étrangers. De plus, un site Internet fut spécialement créé, afin que tout le monde puisse envoyer ses propositions sur la manière dont l'armée française devait être organisée, les missions qu'elle devait remplir, et sur la question de savoir comment aborder les impératifs de défense. Et en onze mois de travail, ce site a été visité par plus de 250.000 personnes. En somme, on peut dire que ce livre blanc sur la défense a reçu un réel soutien populaire.
En Russie, cette méthode de travail sur les problèmes les plus importants de l'Etat ne s'est pas encore imposée. Nous ne parlerons pas d'une "conception" qui s'avère orpheline d'auteurs. En 2003, le ministère russe de la Défense avait rendu public son propre "livre blanc sur la défense", édité sur du papier de qualité et avec de multiples illustrations. Le tirage était relativement limité, mais parfaitement suffisant pour les experts et les attachés militaires étrangers. Il avait été baptisé: "Problèmes actuels du développement des Forces armées de la Fédération de Russie". Il fut présenté par le président et le ministre de la Défense d'alors, Vladimir Poutine et Sergueï Ivanov. Cependant, il faut reconnaître que personne n'avait préalablement examiné ce "livre blanc", les discussions sur son contenu n'avaient par conséquent été engagées qu'après son adoption par les autorités. D'ailleurs, il n'y avait pas grand-chose à débattre, il ne restait qu'à faire ce qui y était prescrit. Mais, probablement en raison du fait que ces "Problèmes actuels" n'aient reçu aucun soutien populaire, rares sont ceux qui s'en souviennent encore aujourd'hui, cinq ans après. Et cela vaut aussi bien pour les experts que pour le ministère de la Défense lui-même.
Le livre blanc français, lui, se place dans une perspective à long terme. Y sont formulées cinq fonctions stratégiques de base, que doivent remplir l'armée et les organes de l'Etat concernés. La première a été baptisée "connaissance et anticipation". Il est question de la capacité à connaître à l'avance les menaces potentielles, et à savoir quels adversaires réels représentent pour le pays et son armée le plus grand danger, ainsi que de la capacité à les contenir et à empêcher leur transformation en une réalité destructrice. Une autre fonction stratégique, la prévention, sert également ces objectifs. Elle suppose d'utiliser tous les moyens possibles, diplomatiques, juridiques ou militaires, afin d'empêcher le développement d'une menace potentielle en un conflit à part entière impliquant l'emploi d'armements et de matériel de guerre.
La troisième fonction stratégique est la dissuasion, entre autres, la dissuasion nucléaire. Elle est l'un des facteurs les plus importants pour la garantie de la sécurité nationale et, selon les auteurs du livre blanc, le premier garant de l'indépendance de la France. Son seul but: empêcher une agression de la part de n'importe quel pays étranger et défendre les intérêts nationaux de l'Etat. En outre, le livre passe en revue les moyens de dissuasion nucléaire nécessaires à la France, et leurs proportions. L'accent est mis sur les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) de dernière génération, emportant de nouveaux missiles stratégiques, ainsi que sur les missiles de croisière installés sur les Mirage et Rafale.
La quatrième fonction stratégique n'est autre que la protection. Il s'agit, par des méthodes militaires et policières, d'assurer la sécurité de la population et de garantir l'intégrité territoriale de la France, mais également de "la capacité des pouvoirs publics et de la société française à répondre à une crise majeure et à rétablir rapidement leur fonctionnement normal". Afin d'assurer cette fonction, il est prévu de faire évoluer les différents moyens de surveillance, de communication, d'information et d'alerte en cas d'attaque de missiles, notamment dans leur dimension spatiale. En outre, en cas de situations d'urgence et de catastrophes naturelles, jusqu'à 10.000 militaires pourront être mis à disposition des pouvoirs publics.
L'armée française s'appuiera aussi sur une cinquième fonction stratégique: l'intervention. La prévention et l'intervention sont d'ailleurs considérées comme des activités indissociables. Particulièrement dans l'Atlantique, en Méditerranée, jusqu'au golfe Persique et à l'océan Indien, ainsi qu'en Guyane française: il s'agit là des zones où sont déployés les intérêts nationaux français. Même si, comme cela est souligné dans le document, l'emploi des forces armées à l'étranger est possible uniquement dans le cas où toutes les autres mesures n'auraient pas apporté les résultats escomptés, ou dans le cas d'une situation d'urgence impliquant l'application immédiate du principe "d'obligation de défendre".
Le livre blanc accorde une grande attention à la coopération avec l'Union européenne et l'OTAN. L'UE reste pour la France au premier plan. Paris a l'intention de concentrer ses efforts pour faire de l'Union un acteur majeur dans le règlement des situations de crise, ce qui passe par la mise en place d'un système commun de sécurité européenne. Selon l'Elysée, l'UE doit aussi coopérer activement avec l'OTAN, qui est l'acteur numéro un en matière de garantie de la sécurité internationale. Et l'OTAN, de son côté, doit être sérieusement réformée. La France est prête à travailler plus étroitement avec toutes les structures de l'Alliance atlantique, dans le respect des trois principes définis par le général de Gaulle: l'indépendance complète des forces nucléaires, la liberté d'appréciation des autorités françaises et la liberté permanente de décision (cette dernière suppose qu'aucune force française ne soit placée en permanence, en temps de paix, sous le commandement de l'OTAN).
Dans ce livre blanc sur la défense, on trouve encore bien d'autres positions intéressantes, le plus important étant le fait qu'un programme clair de développement de l'armée à moyen terme y soit défini. Même les achats d'armements à effectuer sur cette période par le ministère de la Défense y sont précisés. Et ce, jusqu'aux équipements des fantassins.
Une telle transparence en matière militaire a de quoi laisser rêveurs beaucoup de citoyens russes.
Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.