Soljenitsyne : un écrivain “véritablement habité”

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Par Pierre Assouline, journaliste, écrivain, pour RIA Novosti

Par Pierre Assouline, journaliste, écrivain, pour RIA Novosti

Alexandre Soljenitsyne est mort cette nuit à l'âge de 89 ans des suites d'une insuffisance cardiaque aigue. La manière dont sera annoncée, accueillie et commentée dans son pays la disparition de l'un des plus grands écrivains russes du XXème siècle sera à coup sûr interprétée comme un signe. C'est dire si son importance ne fut pas exclusivement littéraire. Peu d'oeuvres romanesques, faut-il le souligner, ont représenté en leur temps un tel enjeu politique. La question n'est plus, si elle l'a jamais vraiment été, de discuter sa critique de l'Occident, jugé coupable d'avoir inventé un stalinisme imaginaire après 1956 par idéal de gauche, ou de dénoncer son nationalisme chrétien aux accents souvent apocalyptiques. A l'heure de sa mort, c'est de la place de son oeuvre dont il faut prendre acte, de la manière dont elle a pu infléchir le cours de l'histoire, peser sur la vie des idées et surtout aider les hommes à vivre. Car Soljenitsyne restera à jamais "l'écrivain du Goulag". Celui qui, avec le Varlaam Chalamov des Récits de la Kolyma, a donné des visages et des voix à la misère concentrationnaire dans un système communiste.

Condamné en 1945 comme traître à huit ans de détention dans un "camp de redressement par le travail" pour activités contre-révolutionnaires, le caucasien est condamné à l'exil définitif au Kazakhstan à sa sortie. Tout en enseignant les mathématiques et la physique, il écrit en secret. Si son premier roman Une Journée d'Ivan Denissovitch est paru en 1962 de manière officielle, d'abord dans la revue Novy Mir puis en librairie, grâce à Khrouchtchev, ce ne sera pas le cas des suivants Le Premier cercle et Le Pavillon des cancéreux en 1968, et les premiers tomes de L'Archipel du Goulag en 1974. C'est ce dernier livre, publié pour défier la censure en russe à Paris chez son ami Nikita Struve des éditions orthodoxes du YMCA , qui lui vaut d'être aussitôt déchu de la citoyenneté soviétique et expulsé, quatre ans après avoir été couronné du prix Nobel de littérature. Exilé en Suisse puis installé dans le Vermont où il se consacre à son grand cycle historique et romanesque de La Roue rouge, il reçoit en 1974 Bernard Pivot pour un Apostrophes exceptionnel et lui confie :"Bien que la situation en Union soviétique n'offre aucun signe réconfortant, j'ai en moi le sentiment, la conviction, que je reviendrai, vivant, dans ma patrie. Et pourtant, comme vous le voyez, je ne suis pas jeune..." Il ne rentra chez lui qu'après la chute du mur de Berlin, en 1994. Depuis, après avoir tenté de jouer un rôle politique dans son pays, il renonce, découragé par ce qu'il tient pour la déliquescence de la civilisation slave. Il se retire dans sa datcha près de Moscou pour se consacrer à ce qu'il sait faire le mieux : écrire. Une langue haute en couleurs, pleine de vigueur, un débit torrentueux, une précision documentaire dans la reconstitution de l'  Histoire, un souci obsessionnel du détail juste, tel était le style de cet écrivain pour qui un régime qui écrit "dieu" avec une minuscule et KGB avec des majuscules ne mérite pas le respect. Il poursuit la rédaction des "nœuds" de La Roue rouge ainsi qu'  une oeuvre très controversée sur les Juifs et les Russes avant, pendant et après la Révolution sous le titre Deux siècles ensemble.

Son oeuvre, qui mêle romans, histoire et pamphlets, est immense. Des dizaines de milliers de pages publiées dans des dizaines de pays par les soins de son agent mondial, l'  éditeur français Claude Durand. Par l'ampleur, on songe immédiatement à Tolstoï, mais un Tolstoï privé de son sens épique, bien que ses personnages partagent plutôt le tragique d'un Dostoïevski ; ils se dépouillent afin que tout renaissent au fond de l'abandon absolu ; Georges Nivat, qui avait conduit avec Michel Aucouturier un remarquable Cahier de l'Herne à lui consacré, comprenait déjà à cette époque, donc en 1970, comment il fallait entendre le message de Soljenitsyne :" Quelque part au fond des cercles que nous ne voyons pas, l'  histoire renaît et l'  homme, par son exploit, pose un nouveau fondement, au fond des forêts" ; cela dit, il est souvent comparé aussi, pour d'  autres aspects, à Tchékhov et Tourgueniev. Au fond, en étant lui-même unique dans sa manière de faire surgir la tragédie dans l'  Histoire, il est la synthèse des grands maîtres russes. Durant ses vingt années américaines, plus encore que par la suite, il ne pensait qu'à ça : écrire. Travailler et travailler encore, tout à sa passion de la langue et de l'  histoire russes. Comme s'il avait engagé une course contre la montre pour accomplir ses différentes missions d'  écrivain avant l'heure fatale. Il avait d'ailleurs choisi l'  Amérique en raison de la richesse des bibliothèques universitaires en manuscrits russes, documents et livres sur la Révolution de 1917. Ses fiches et ses feuilles étaient recouvertes d'une fine graphie ne laissant pas un seul espace de libre. Comme lorsqu'il écrivait au camp. L'écrivain en lui était resté un zek.

Ses prises de position politiques des dernières années, ses exhortations au peuple russe, son ton de prophète halluciné vitupérant dans le désert, sa récente récupération par Poutine, ne permettent pas à ceux qui n'ont pas lu Soljenitsyne en son temps de mesurer aujourd'hui à quel point ses premiers romans furent un bouleversement pour les centaines de milliers de lecteurs. "Une révolution copernicienne pour la littérature soviétique" écrivait même Claude Frioux dans le Cahier de l'Herne. Ils eurent l'effet d'un électrochoc sur les consciences, notamment celles de la gauche européenne au sein de laquelle ils provoquèrent des débats salutaires sur la vraie nature du communisme soviétique. Mais cette partie-là de son oeuvre est si forte et si puissante qu'  elle ne sera pas éclipsée par tout ce qui est venu après et que l'  on n'  a pas fini de discuter, comme sa dénonciation du déclin du courage en Occident, "un signe avant-coureur de la fin" selon lui, lors de son fameux discours de Harvard en 1978. On ne comprend rien à un tel écrivain si l'on oublie qu'il était véritablement habité.

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