Les résultats d'une récente étude internationale réalisée par le réseau global World Values Survey (Etude des valeurs au niveau mondial) montrent que les Danois sont le peuple le plus heureux de la planète.
On peut donc penser que la majorité des habitants du Danemark, ce pays heureux et libre, se sentent également libres et heureux. On peut croire aussi que les pauvres et torturés Zimbabwéens, classés derniers parmi les 97 nations figurant sur la liste, sont les plus malheureux du monde. Mais une autre assertion suscite une question tout à fait légitime: pourquoi les Russes traînent-ils au bas de la liste, à la 88e place?
Si l'on consulte d'autres études sur ce thème - or, il s'avère que nombre de scientifiques se consacrent à trouver la "formule du bonheur" et à mesurer la satisfaction de l'humanité face à la vie - des conclusions peu rassurantes s'imposent.
Ainsi, les collaborateurs de l'Université de Leicester, auteurs de la Carte mondiale du bonheur, ont placé la Russie à la 167e place sur les 178 du classement. Quant aux rédacteurs de l'Index du bonheur planétaire de la New Economics Foundation, ceux-ci l'ont repoussée à la 172e position. La Russie se situe également dans les derniers rangs de la World Database of Happiness (répertoire de recherches scientifiques sur le bonheur et la qualité de vie) disponible sur le site Internet de l'Université Erasmus de Rotterdam.
Cependant, les résultats du dernier sondage réalisé par le VTSIOM (Centre russe d'étude de l'opinion publique) paraissent étonnants: 77% des Russes affirment être heureux. Qui plus est, les chercheurs constatent que la proportion de personnes heureuses a augmenté de 17 points au cours de ces dix dernières années. Voilà une vraie surprise!
Cela s'explique probablement par le fait que chaque chercheur possède sa propre vision du bonheur ainsi que ses propres formules. Par exemple, les enquêteurs de World Values Survey ont posé aux sondés deux questions: "Vous estimez-vous globalement heureux?" et "A quel point êtes-vous satisfaits, globalement, de votre vie à l'heure actuelle?". C'est bien cette dernière question, semble-t-il, qui pose problème. Car seulement 28% des Russes ont donné des réponses "positives" à la même question posée par le VTSIOM.
Qu'est-ce qui empêche donc les Russes de se réjouir de leur vie? Un sondage réalisé dans le cadre du projet international de grande envergure nommé "Etude sociale européenne" montre qu'il existe plusieurs facteurs gênants. Ainsi, seulement 16% des Russes sont satisfaits de l'état de l'économie de leur pays, 15% du niveau de démocratie dans la société, 26% de la qualité de l'enseignement et 17% de la qualité des services médicaux. Jugée d'après ces indices (de même que d'après bien d'autres facteurs), la Russie se classe dans les derniers parmi les 25 pays participant au projet, aux côtés de la Bulgarie et du Portugal.
Il existe également d'autres sortes de reproches. Ainsi, d'après le centre Levada, 77% des Russes sont mécontents de l'écart qui existe entre riches et pauvres, lequel n'a cessé de s'accroître au cours de ces huit dernières années. 45% des sondés déplorent le décalage qui existe entre le pouvoir et le peuple et 72% réprouvent le fait qu'aujourd'hui, les gens du peuple n'aient aucune possibilité d'influer sur la prise de décision au niveau de l'Etat. Il existe encore un autre indicateur qui justifie les états d'âme et les humeurs de la société russe: la moitié des sondés ont déclaré qu'ils n'avaient pas "confiance dans le lendemain".
Les auteurs du sondage réalisé par l'Institut d'études sociales comparées, commandé par la BERD, constatent que les Russes sont aujourd'hui sérieusement préoccupés par la corruption, la défaillance du système de sécurité sociale, les problèmes de logement, la méfiance grandissante entre les gens et l'absence d'entraide. Ils appréhendent la pauvreté et craignent de se retrouver abandonnés à leur sort par l'Etat et la société.
Tout va mal en Russie, pourrait-on conclure, la vie est difficile, les gens sont angoissés et il n'existe aucune raison d'être gai et optimiste. Mais d'où vient alors ce sentiment de bonheur que les chercheurs ont constaté chez les trois quarts de la population russe? Les participants à ce sondage ont énuméré de nombreuses raisons expliquant ce phénomène. Pour les uns, c'est leur famille qui représente leur source de joie, pour d'autres, ce sont leurs enfants et petits-enfants. Certains ont une personne qu'ils aiment et des amis fidèles, d'autres encore sont simplement heureux de vivre et d'être en bonne santé.
Le peuple russe doit avoir un fondement sain que ni les malheurs, les privations ou les expériences qu'il a subis pendant des décennies, ni même encore la très difficile époque contemporaine n'ont pu ébranler. Mais il faut noter une chose: une très petite partie des réponses données par les sondés font état de raisons de mécontentement d'ordre matériel. Peut-être les Russes possèdent-ils leur propre formule du bonheur, qui ne consiste pas à avoir beaucoup d'argent, et qu'ils se contentent réellement de peu tout en se sentant heureux?
A propos, un sondage réalisé il y a quelques années à la demande de la BBC avait montré que 81% des habitants de la Grande-Bretagne, pays plus qu'aisé, préféreraient que leur gouvernement les rende plus heureux et non plus riches. Car, comme l'affirme le psychologue britannique Pete Cohen, qui étudie lui aussi les problèmes liés à la satisfaction de vie, les Britanniques ont connu des succès particuliers en se plongeant dans un certain spleen. "Nous sommes enclins à nous complaire dans le fait de répéter que tout va mal, que tout est fichu, et à penser à ce que nous n'avons pas réussi, au lieu de nous réjouir de ce que nous avons. Alors qu'il serait tellement mieux de vivre, tout simplement, la vie est si courte!".
Adrian White, l'auteur de la Carte mondiale du bonheur, constate l'intérêt croissant des hommes politiques pour l'utilisation du niveau de bonheur en tant qu'indicateur national, en parallèle avec le niveau de bien-être. Or, il existe déjà un pays où cet indicateur est devenu prépondérant. Il s'agit du Bhoutan, ce petit royaume situé dans la chaîne de l'Himalaya, coincé entre l'Inde et la Chine, où le PIB a été remplacé par le BNB, le "bonheur national brut". Cela dit, les statistiques ne précisent pas le BNB par habitant bhoutanais.
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