L'été vient à peine de commencer, et les Américains n'ont même pas eu le temps d'effectuer les deux essais de leur défense antimissile (ABM) prévus pour cette saison que militaires et hommes politiques russes se sont à nouveau remis à évoquer les conséquences néfastes pour la Russie du déploiement par le Pentagone d'éléments de l'ABM en Europe de l'Est.
Ainsi, le 2 juin, Igor Neverov, directeur du département Amérique du Nord au ministère russe des Affaires étrangères, a déclaré que Moscou n'était nullement certain de la possibilité de parvenir à une entente avec les Américains sur le problème de la défense antimissile. Le sens principal de cette déclaration se réduit à ceci: la Russie est tout de même mécontente du degré de transparence proposé par les Américains en ce qui concerne la troisième zone de positionnement du système en République tchèque et en Pologne. "Ces mesures (destinées à prouver que les antimissiles en Pologne et le radar en République tchèque ne sont pas dirigés contre la Russie, NdA.) sont à l'étude, cependant, ce qu'on nous propose pour l'instant, non pas en principe, mais concrètement, n'est pas très clair. Par conséquent, on ne voit pas comment il serait possible de s'entendre sur cette base".
Les militaires, en la personne du général Evgueni Boujinski, chef adjoint de la Direction principale de la coopération internationale du ministère de la Défense, ont répété fin mai que "le déploiement de la troisième zone de positionnement de la défense antimissile américaine [...] revêt un caractère antirusse évident".
Cependant, les résultats de la rencontre qui a eu lieu au printemps entre Vladimir Poutine et George W. Bush à Sotchi, où les deux hommes se sont entretenus pour la dernière fois en tant que chefs d'Etat, avaient tracé, semblait-il, la voie à emprunter pour parvenir à la compréhension sur les principaux aspects de la défense antimissile. En tous les cas, les diplomates russes avaient, d'une part, relevé la volonté des Américains de mener un dialogue et, de l'autre, exprimé leur satisfaction quant aux efforts déployés par les Etats-Unis "en vue de minimiser [les] préoccupations [russes] concernant les projets de l'ABM". Les militaires n'avaient quant à eux adressé aucune réprimande sévère à l'adresse des Etats-Unis, ni des Européens qui ont accepté les missiles et le radar.
Mais on a tout de même l'impression que quelque chose dans l'ABM empêche les politiques et, surtout, les militaires russes de dormir sur leurs deux oreilles. Et pour l'instant, on ne voit pas quelles négociations ou consultations pourraient apporter une solution à ce problème.
La situation est moins complexe qu'il n'y paraît. Commençons par les hommes politiques. Dans leur évêché, il existe une paroisse qui reste intouchable: il s'agit des rapports russo-iraniens. Sans entrer dans les détails diplomatiques, on peut dire que l'amitié avec l'Iran est pour Moscou plus importante que le règlement des problèmes concernant la défense antimissile. D'un autre côté, l'Iran est justement ce pays à cause duquel la création de la défense antimissile a été érigée aux Etats-Unis au rang de priorité nationale. Autrement dit, les positions russe et américaine sur la menace des missiles nucléaires iraniens sont diamétralement opposées, et on n'observe à ce jour aucun signe de rapprochement en la matière.
Avec les militaires, les choses sont plus compliquées. A ce titre, il faut attirer l'attention sur une contradiction présente dans la rhétorique des généraux russes lorsqu'ils évoquent la défense antimissile. Depuis environ deux ans, ils dissertent sur la menace que représente pour les intérêts stratégiques de la Russie le déploiement d'éléments de l'ABM américain en Europe ou ailleurs.
Ils ont souligné jusqu'à ces derniers temps que la réponse asymétrique russe aux projets américains serait le renforcement et le perfectionnement du potentiel de missiles nucléaires: cette voie ne date pas d'hier, mais elle est sûre et bien éprouvée.
Et tout à coup, il s'avère que tout n'est pas si simple. Le général Evgueni Boujinski a déclaré récemment: "Nous réfléchissons aux mesures asymétriques, elles existent, mais je ne peux pas les citer concrètement. En tant que militaires, nous réfléchissons en potentiels et en possibilités techniques, en vue de réduire nos pertes au minimum".
Voilà qui est étrange: avant lui, les armes nucléaires stratégiques ont été mentionnées plus d'une fois en qualité d'alternative à la défense antimissile tant par le président que par le ministre de la Défense et le chef d'état-major général. Quelque chose a changé.
Il devient clair que 10 intercepteurs en Pologne ne peuvent pas décemment menacer aujourd'hui des centaines de missiles russes. Ni 10, ni 50, ni 100 missiles ne pourront d'ailleurs le faire pendant longtemps encore. De toute façon, les Américains n'ont aucune intention de déclencher une guerre nucléaire. Il en va autrement des moyens conventionnels ou des armes de haute précision développées sur la base d'appareils spatiaux. C'est justement la composante spatiale en cours d'élaboration aux Etats-Unis dans le cadre du programme de défense antimissile qui assure des possibilités illimitées non seulement pour une reconnaissance tous azimuts, mais également pour frapper des territoires immenses dans des délais minimes.
C'est pourquoi le général en question avait raison de parler de potentiels et de possibilités techniques. Mais, pour l'instant, la Russie ne dispose pas des potentiels nécessaires. Pour l'instant, elle n'a rien pour donner la possibilité à ses troupes de riposter en cas de menace d'attaque massive de missiles et de bombes de haute précision. Pour cela, il faut un puissant système combiné fonctionnant sur la base de la défense antiaérienne et de la défense contre les armes de l'espace: c'est-à-dire une défense aérospatiale.
Le général Alexandre Zeline, commandant des forces aériennes, a reconnu au début de l'année que l'état actuel des éléments de défense aérospatiale était critique. Aujourd'hui, on ne sait même pas qui doit assurer le commandement des forces et des moyens de la future défense aérospatiale. La situation n'est pas meilleure en ce qui concerne les armements.
Le S-400 Triumf est le seul système de missiles capable de riposter à une attaque aérienne et spatiale. Mais il est loin de s'être réellement imposé. Pour l'instant, on ne peut même pas regretter qu'il soit opérationnel dans quelques régions de positionnement seulement puisqu'il n'a tout simplement été remis qu'à un seul régiment de missiles de DCA basé à Elektrostal, dans les environs de Moscou.
Bref, il restera impossible pour longtemps encore d'évoquer la possibilité de défendre les centres administratifs et industriels de la Russie contre une attaque aérospatiale. Ce facteur ne manque pas d'inquiéter les dirigeants russes, politiques et militaires, et ne les aide évidemment pas à prendre la défense antimissile américaine en affection.
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