Le vice-président colombien Francisco Santos vient d'arriver dans la capitale russe. Les médias notent qu'il s'agit de la première visite d'un tel niveau dans les rapports entre les deux pays, et que les négociations avec l'hôte sud-américain à Moscou porteront principalement sur la coopération militaire et technique de la Russie avec les voisins de la Colombie, en premier lieu avec le Venezuela, ainsi qu'avec Bogota lui-même.
La Colombie est connue pour entretenir des rapports complexes avec Caracas, avec les rebelles des FARC qui se réclament du marxisme, ainsi qu'avec les trafiquants de drogue. Mais elle coopère étroitement avec les Etats-Unis dans le domaine militaire. Son armée est équipée, pour l'essentiel, de matériel de guerre américain: véhicules blindés transports de troupes, artillerie classique, systèmes de lance-roquettes multiples, hélicoptères d'appui, de patrouille et de transport. Il s'agit, en premier lieu, d'hélicoptères Bell-205 Iroquois, Sikorsky S-70 (UH-60A/L Black Hawk), et McDonnell Douglas MD-500 ME. Bogota possède également des vedettes de patrouille. Les forces aériennes colombiennes sont dotées de plusieurs chasseurs bombardiers français et israéliens Mirage-5 et Kfir-C2. En fait, ce dernier est un Mirage modernisé dans des entreprises aéronautiques israéliennes. La Colombie a également acheté une dizaine d'hélicoptères russes Mi-17de la firme Mil.
Tous ces armements et moyens de transport permettent certainement de lutter contre les principaux adversaires du pouvoir d'Etat dans le pays - rebelles de la guérilla et trafiquants de drogue - mais ils ne peuvent pas défendre la Colombie contre des attaques extérieures. Bien que Bogota, comme cela a déjà été mentionné, soit un allié de Washington, peut-être même le plus proche en Amérique latine, les forces armées des pays voisins, surtout celles du Venezuela avec qui les rapports de la Colombie se sont aggravés ces derniers temps, sont beaucoup plus puissantes. Caracas vient d'acheter à la Russie 24 chasseurs polyvalents Su-30MK2V qui surpassent, de par leurs caractéristiques tactiques et techniques, les Mirage-5 et Kfir-C2. Il faut également tenir compte du fait que le Venezuela dispose en outre de systèmes de missiles de DCA courte portée Tor-M1, ainsi que de 35 hélicoptères Mi-17, Mi-171 et de plus de cent mille fusils d'assaut Kalachnikov. Une usine de production de Kalachnikov et de cartouches est même en cours de construction au Venezuela. C'est un point qui inquiète particulièrement Bogota. On craint que le président vénézuélien Hugo Chavez, enclin à soutenir les groupements marxistes, ne fournisse à la guérilla des FARC ces armes efficaces et faciles à manier, qui résistent aux pluies torrentielles et à l'humidité de la jungle. Le colonel Hugo Chavez prévoit d'acheter encore un lot important d'armements russes, notamment des sous-marins à propulsion diesel et des hélicoptères d'appui, ce que lui et son entourage ne cessent de confirmer dans des déclarations à la presse.
Le vice-président colombien Francisco Santos souhaiterait persuader ses interlocuteurs au cours des pourparlers de Moscou de ne pas être aussi généreux dans leurs livraisons d'armes au Venezuela. S'il s'agit non pas de politique, comme on l'affirme en Russie, mais tout simplement de commerce, du souci d'apporter un soutien économique et financier au complexe militaro-industriel russe, il souhaiterait alors équilibrer les livraisons faites à Caracas grâce à la vente d'armements analogues à Bogota. La Colombie se dit prête à acheter à ses partenaires russes des hélicoptères d'assaut et de transport, des chasseurs Sukhoi, des véhicules blindés transports de troupes, radars de navigation aérienne, appareils de vision nocturne et autres systèmes de missiles de DCA.
Il n'est pas exclu que M. Santos obtienne en Colombie l'accord pour des livraisons d'armements russes. Il est vrai, on ne sait pas encore quels types d'armements et à quelles conditions. On sait en revanche que les Etats-Unis apportent une aide financière (d'environ 500 millions de dollars par an) à Bogota pour les achats d'armements américains. D'une part, cette aide vise à promouvoir le matériel de guerre national sur le continent, à soutenir les entreprises d'armements et à conserver une influence américaine en Colombie. D'autre part, elle vise à maintenir l'équilibre des armements, afin qu'aucun des voisins ne soit tenté, en profitant de la faiblesse militaire de la Colombie, de lui dicter des conditions ou lui poser des ultimatums. Il est vrai, Washington qui s'est enlisé ces derniers temps dans des "guerres antiterroristes" en Irak et en Afghanistan ne peut plus accorder à l'Amérique du Sud une attention aussi soutenue qu'il y a dix ans. C'est pourquoi les pays sud-américains sont contraints d'apprendre à vivre sans l'assistance de leur puissant voisin du Nord.
Il est peu probable que la Russie puisse apporter à Bogota la même assistance financière que les Etats-Unis. Elle ne possède pas de ressources superflues pour cela, ni d'ailleurs de besoin idéologique et politique. Mais elle a en revanche des intérêts économiques. Elle court le danger de ne pas profiter d'une occasion avantageuse et de le regretter par la suite, en cédant la place à ses concurrents: l'Allemagne, la France, l'Espagne, et même la Chine qui explore activement les pays d'Afrique en voie de développement et manifeste un intérêt de plus en plus insistant pour le continent latino-américain. En témoigne notamment sa participation permanente aux expositions d'armements et de matériel de guerre qui se tiennent régulièrement à Santiago, Rio de Janeiro et Buenos Aires.
Mais une chose aussi abstraite que la psychologie pourrait aider Moscou à conquérir de nouveaux marchés en matière d'armements et à déborder d'éventuels concurrents. Les dirigeants des pays du tiers monde, et pas seulement, suivent toujours attentivement l'évolution de l'équipement de leurs voisins en armes et en matériel de guerre. Et pas seulement par crainte que ces armes ne soient employées contre eux. Il s'agit d'une certaine jalousie, autrement dit, du désir de ne pas se sentir inférieur à autrui, le même qui pousse les hommes à acquérir des voitures toujours plus chères et plus puissantes que celles de leur voisin ou de leur collègue, et les femmes à posséder des vêtements et des bijoux plus beaux et chers que ceux de leurs amies... Il en est souvent de même dans les rapports entre les Etats.
Si votre voisin avec qui lequel vos rapports se détériorent possède des MiG-29 ou des F-16, il vous faudra acquérir des Su-30 ou des F-18, peut-être même des F-22. Ce sera bien plus prestigieux et vous pourrez être tranquille. Les vendeurs de matériel de guerre profitent souvent de ce "facteur psychologique". Rappelons par exemple que New Delhi avait conclu un contrat pour la livraison de chars russes T-90S après un accord signé par le Pakistan portant sur la livraison du char ukrainien T-84 fabriqué à Kharkov, alors même que les Indiens voulaient d'abord s'en tenir à la modernisation des chars T-72 qui équipaient, et qui équipent toujours, leur armée. Dans le même ordre d'idée, après l'achat de MiG-29 russes par la Malaisie, qui manifeste également son intérêt pour des Su-30, l'Indonésie a conclu un contrat portant sur l'achat de chasseurs Sukhoi...
On peut citer de nombreux autres exemples. Il n'est pas exclu que le vice-président colombien Francisco Santos veuille acheter des chasseurs et des hélicoptères russes non seulement pour essayer de maintenir le rapport de force avec le Venezuela, mais aussi parce qu'il craint une agression, ce qui est, en principe, peu probable. Le fond du problème ne réside même pas dans le fait que Bogota cherche à diversifier ses achats de matériel de guerre, voire à s'affranchir de sa trop grande dépendance vis-à-vis des firmes militaires américaines. N'oublions pas le "facteur psychologique": la Colombie juge nécessaire de ne pas avoir l'air inférieure à son voisin en opposant au Su-30MKV2 quelque chose de plus perfectionné, comme le Su-35, par exemple. Pourquoi pas?!
Nous connaîtrons la réponse à cette proposition insolite au plus tôt le 10 juin, après l'achèvement de la visite de M. Santos à Moscou.
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