Crise alimentaire: le grand soir pour l'agriculture mondiale?

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Par Andreï Fediachine, RIA Novosti
Par Andreï Fediachine, RIA Novosti

Un rapport est juste à partir du moment où une partie de ceux qui l'ont commandé refusent d'accepter ses conclusions, ou s'ils les approuvent, mais avec des réserves. Même les diplomates débutants de l'ONU le savent. Il pourrait donc sembler que les experts du programme IAASTD de l'ONU, pour International Assessment of Agricultural Science and Technology for Development, EISTAD en français (Evaluation Internationale des sciences et technologies agricoles au service du développement), aient cette fois-ci manqué leur cible. Le rapport aborde les sujets habituels: pénuries alimentaires, problèmes, prix, biocarburant, climat, champs, engrais, faim. Le programme fut institué par 185 membres de l'ONU en 2005. 400 experts ont travaillé pendant trois ans sur ce rapport et l'ont publié au printemps. Quelques corrections y ont été apportées compte tenu de la "tempête" actuelle sur les marchés des produits alimentaires.

Les conclusions du rapport ont été entièrement approuvées par 90 gouvernements, y compris l'Inde et la Chine, pays de plus en plus gourmands (leurs économies étant en plein essor) considérés comme les principaux responsables de la hausse des prix et de tous les maux liés à la production. Les Etats-Unis, l'Australie et le Canada (producteurs de céréales incontournables et principales places financières pour les marchés des matières premières et des produits agricoles) ont également approuvé les conclusions tirées, mais ont exprimé une "opinion particulière" concernant la justesse des recommandations. La Grande-Bretagne réfléchit toujours et hésite à prendre une décision.

La principale conclusion de l'étude est simple et, comme d'habitude avec tout ce qui est simple, douloureuse. L'IAASTD estime que de nombreux participants de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 30 membres), en tant que principales puissances industrielles en matière de produits alimentaires, auraient dû modifier depuis longtemps leur régime de commerce et leurs schémas d'octroi de subventions.

Les subventions accordées aux agriculteurs de certains pays sont préjudiciables pour les agriculteurs d'autres pays. C'est une évidence. Tout le monde sait que l'Union européenne s'y livre tout particulièrement: presque 40 milliards d'euros du budget de Bruxelles y sont consacrés. Seuls les spécialistes semblent savoir que les Etats-Unis ne sont pas en reste: le Congrès alloue environ 73,5 milliards de dollars tous les ans à ces fins. Ce type de commerce ne mènera à rien, a prévenu le professeur Robert Watson, directeur du secrétariat de l'IAASTD. Il ne fera que creuser le fossé entre riches et pauvres. Si nous continuons à suivre cette voie, elle nous conduira à un monde dans lequel peu de personnes souhaiteraient vivre.

Les auteurs du rapport ont instamment appelé le monde entier à passer d'un point de vue simpliste à une vision réaliste, "holistique", de tout ce qui se produit. Ce terme philosophique sous-entend une certaine "intégrité", un lien indissoluble entre l'ensemble et le détail. Selon Robert Watson et ses collègues, si l'on continue à séparer certains détails, par exemple, les spéculations sur les contrats à terme, si courantes dans les bourses alimentaires, de l'ensemble - accroissement de la demande de produits alimentaires en Inde et en Chine, de la demande de biocarburant, subventions, changements climatiques, etc. - les problèmes continueront à s'accumuler. Plus que changer, il faut aujourd'hui casser tous les schémas mondiaux de production et de commerce dans le domaine de l'agroalimentaire.

Les entorses ont atteint des dimensions terrifiantes. Par exemple, dans les pays en développement, 60 à 80% des dépenses disparaissent dans le panier de la ménagère. En Europe et aux Etats-Unis, cet indice ne se situe qu'à 10-20%. La différence de revenus entre, mettons, l'Africain et l'Européen moyen est immense. D'autant que la productivité dans l'agriculture africaine est trois fois inférieure à celle de l'Asie et dix fois moindre qu'en Europe et aux Etats-Unis. Le monde compte déjà plus de 850 millions de personnes affamées ou sous-alimentées. Selon les prévisions de l'ONU, à partir de cette année, leurs rangs grossiront de quatre millions de personnes par an. Cette menace ne concerne ni l'Europe, ni les Etats-Unis.

Des organisations comme Greenpeace et Consumer International ont qualifié le rapport de l'IAASTD de première "étude dégrisante des échecs de l'agriculture industrielle". On verra jusqu'à quel point il dégrisera la partie rurale "aisée" de l'humanité. Mais il serait bon qu'elle soit réellement dégrisée, car sans cela les conséquences de cette "indigestion" pourraient être rudes et tenaces. Car la dangereuse tendance des autorités à la quiétude se fait déjà sentir, après la publication des prévisions optimistes de récolte pour cette année: grâce à des conditions atmosphériques favorables, selon les prévisions de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), la récolte dépassera cette année de 3,8% celle de l'année dernière (+8,7% rien que pour les céréales).

Mais il s'agit là d'un pronostic à court terme. La FAO et l'OCDE s'apprêtent à publier le 29 mai de nouvelles prévisions communes à long terme sur l'agriculture, pour les dix années à venir. Elles seront examinées au sommet alimentaire qui se tiendra du 3 au 5 juin à Rome, mais leurs principales thèses sont déjà connues. Ce rapport prévient que, bien que les prix commencent à s'équilibrer, ils se maintiendront à un niveau relativement élevé. Ils ne reviendront plus en-deçà des prix précédant la crise. Jamais. Il va donc falloir s'habituer aux prix élevés. Au cours des dix prochaines années, selon les estimations les plus modestes du tandem FAO/OCDE, le prix nominal des céréales, du riz et des cultures oléagineuses sera entre 35 et 65 % plus élevé qu'au cours des dix dernières années. Il faut également tenir compte du fait qu'une hausse de 10% du prix des céréales ajoute automatiquement au coût du panier de la ménagère pour les importateurs nets de produits alimentaires (monde en développement) 4,5 milliards de dollars par an!

Si les routes conduisant au règlement des problèmes alimentaires de la planète pouvaient être pavées avec les rapports de toutes les agences spécialisées de l'ONU, les dernières semaines de mai auraient pu achever ce processus: au cours de ce mois, le nombre de rapports parus, à savoir plus de 10, a battu un record. Mais, au lieu de cela, nous assistons à des émeutes presque provoquées par le refus de partager un morceau de pain. En Afrique du Sud, par exemple, les habitants autochtones saccagent depuis deux semaines les camps de réfugiés du Zimbabwe, du Mozambique, du Malawi et de Somalie dans les faubourgs de Johannesburg et du Cap. Ces excès ont déjà fait une centaine de morts et des milliers de blessés. Des dizaines de milliers de personnes ont fui les désordres. Le pays n'a pas assisté à une telle effusion de sang depuis la chute du régime de l'apartheid. Jusqu'où faudra-t-il aller pour que l'on commence enfin à entamer la refondation inévitable de l'agriculture mondiale?

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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