Armements: le mystérieux silence russo-libyen

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Par Nikita Petrov, pour RIA Novosti
Par Nikita Petrov, pour RIA Novosti

A l'issue de la visite de Vladimir Poutine en Libye, pour laquelle le président sortant était accompagné d'une riche délégation gouvernementale, toutes les agences d'information évoquent en détail les contrats signés entre Moscou et Tripoli dans le secteur des hydrocarbures, notamment pour l'exploitation de nouveaux gisements, la création d'usines de liquéfaction du gaz et de raffineries de pétrole, ainsi que sur la construction d'une nouvelle centrale électrique. On évoque aussi abondamment les projets de ligne ferroviaire Syrte-Benghazi, le long du littoral de la Méditerranée, dont se chargera la Russie par l'intermédiaire de RZD (Chemins de fer russes), l'annulation de la dette libyenne envers l'URSS qui s'élevait à 4,5 milliards de dollars, et d'autres accords économiques et commerciaux. Un seul domaine échappe à l'attention des médias, la coopération militaire et technique, qu'on évoquait pourtant abondamment à la veille de la visite. Que s'est-il passé? Est-ce qu'aucun des accords prévus n'a été signé?

Bien sûr, il est impossible de répondre précisément à ces questions. Commençons par rappeler que la coopération militaire et technique que la Russie entretient avec les pays étrangers, qui plus est avec les pays arabes, a toujours été entourée d'un certain secret. Et on le comprend aisément. Tous les acheteurs d'armements et de matériels de guerre russes ne sont pas prêts à accepter que le contenu des contrats qu'ils ont signés soit révélé. Entre les grandes puissances, la lutte est très intense pour les riches marchés arabes dans le domaine de l'armement, où l'on paie souvent "en argent sonnant et trébuchant". Un infime basculement de l'équilibre en faveur de Moscou appelle toujours une violente résistance sur les fronts politique, économique et de l'information. Et cela s'accompagne souvent de très fortes pressions. C'est pourquoi ces contrats sont, en règle générale, conclus dans le secret ou, en d'autres termes, dans une situation de vide informationnel.

Et la Libye, qui entretient des relations très compliquées avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et les autres pays occidentaux, ne fait pas exception, au contraire. En tant que pays qui, en raison de sanctions du Conseil de sécurité de l'ONU, n'a pu pendant de nombreuses années acheter des armes, ni moderniser celles qu'il possédait déjà, la Libye comprend très bien cet aspect des choses. D'autant que ses dirigeants se souviennent encore trop bien des exemples, pas si anciens, de frappes aériennes de l'US Air Force, contre lesquelles personne n'a pu, ou n'a voulu défendre Tripoli. Apparemment, les Libyens ne souhaitent pas informer le monde entier de leurs achats à la Russie de systèmes de DCA, de chars, ou encore de sous-marins équipés de missiles de croisière. Et on ne voit pas comment on pourrait le leur reprocher. Moscou, de son côté, ne peut pas non plus enfreindre cet accord tacite avec un partenaire dans le domaine du commerce des armes. C'est donc de là que vient cette "loi du silence".

Néanmoins, les spécialistes au fait de la coopération militaire et technique entre les deux pays affirment que certains contrats ont été signés lors de cette visite entre les militaires libyens et le monopole de ventes d'armements russes Rosoboronexport. En premier lieu, ils concernent la modernisation du matériel de guerre livré par l'URSS puis la Russie à Tripoli au début des années 1990 et avant. Il s'agit de systèmes de missiles S-125 Petchora et Osa-AKM, de chars T-72, de destroyers et de patrouilleurs. Le tout pour 300 millions de dollars.

Des mémorandums ont été signés pour l'achat de nouveaux armements contemporains: des chasseurs multirôles Su-35, des systèmes de missiles S-300 PMU2 Favorit et Tor-M1, une cinquantaine de T-90 S, des sous-marins diesel électriques du projet 636 et des lance-roquettes Grad. Dans le milieu, on s'accorde pour évaluer les futurs contrats qui en découleront à 2,3 milliards de dollars au minimum.

L'accord intervenu sur ces contrats actuels et futurs en matière d'armements a permis "l'annulation de la dette libyenne envers la Russie qui s'élevait à 4,5 milliards de dollars". Les officiels de la délégation russe n'ont pas précisé à quelles conditions cette annulation avait été accordée. Mais si on analyse l'expérience analogue avec l'Algérie, il est clair que Tripoli, en échange de cette remise de dette, s'est engagé à acheter à la Russie, pour le même montant, des produits de "constructions mécaniques". Si l'on considère que la construction de la ligne ferroviaire Syrte-Benghazi est évaluée à 3,5 milliards de dollars, alors le reste devrait passer dans des achats d'armements ou des services de modernisation de matériels militaires. Cela dit, ce milliard de dollars "restant" ne couvre pas tous les achats prévus. Leur montant sera bien entendu précisé à l'avenir, d'autant que tous ces contrats devraient s'étaler sur les 5 à 7 prochaines années au minimum.

Tous ces éléments posent une question évidente: la Russie ne perd-t-elle pas au change en acceptant d'annuler ainsi une dette aussi importante, même en échange de la promesse de nouveaux contrats militaires et civils? Peut-être aurait-il fallu insister sur son remboursement, en exigeant la signature ferme de nouveaux contrats?

Les spécialistes sont unanimes sur ce point: annuler une dette aux conditions obtenues par les négociateurs russes est très avantageux. Premièrement, la Russie reçoit une certaine garantie que sa place sur le marché libyen des armes ne sera pas prise par des concurrents. Deuxièmement, Tripoli sera aura des "obligations" envers le complexe militaro-industriel russe pendant de nombreuses années, indépendamment du pouvoir en place.

Aujourd'hui, la Russie ne vend plus de simples échantillons d'armes et de matériels de guerre, mais leur cycle de vie. Et c'est un tout autre type de commerce. Les exportateurs d'armements ne se contentent plus de livrer à leurs partenaires des chars et des systèmes de missiles, ils s'engagent à assurer leur activité et leur efficacité pendant au minimum 20 à 30 ans, ce qui implique des modernisations permanentes, des travaux d'entretien, de réparation, voire même le remplacement par de nouveaux armements analogues, mais plus avancés. L'exemple des contrats signés à Tripoli sur la modernisation des systèmes de missiles S-125 Petchora et des T-72 datant de la charnière des années 70-80 confirme la justesse de ce principe.

Il est probable que les exportateurs d'armements russes reproduiront "l'expérience libyenne" avec d'autres pays. La planète compte beaucoup d'Etats dont les relations avec les "grands de ce monde" sont pour le moins difficiles, mais où se trouve encore en quantités importantes des armements russes/soviétiques qui doivent être remplacés ou modernisés dans le cadre de contrats discrets.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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