A l'issue du sommet de Sotchi, qui, une fois de plus, n'a permis de trouver aucun point de contact sur les problèmes internationaux les plus importants, Vladimir Poutine et George W. Bush ont échangé des compliments et, selon l'expression imagée d'un journaliste allemand, "étant montés en selle, ont disparu au coucher du soleil".
Leur dernière rencontre en tant que chefs d'Etat a donné l'occasion aux commentateurs de réfléchir aux résultats préliminaires de l'activité des deux présidents, et notamment aux transformations qu'ont connues les relations russo-américaines au cours de cette période. Les sociologues, pour leur part, s'intéressent à cette même question du point de vue suivant: dans quelle mesure l'attitude des Russes et des Américains les uns envers les autres a-t-elle changé à l'issue de ces deux mandatures présidentielles?
Durant cette période, les visions qu'ont la Russie et les Etats-Unis du futur ordre mondial se sont de plus en plus éloignées, de même que leurs approches des situations de conflit et de certains pays en particulier, ou encore leurs réactions face aux défis les plus importants de notre époque. Les deux Etats ont dérivé d'une politique de partenariat et de coopération vers une politique d'éloignement, de reproches réciproques et de renoncement aux engagements pris dans le passé. Tout au long de ces années, les plus grands centres de recherche des deux pays ont étudié les tendances dans la société, en surveillant l'influence qu'exerçait sur elles le refroidissement progressif du ton du dialogue entre Moscou et Washington.
Selon le Centre Levada, si en 1999, 60% des Russes avaient une attitude positive envers les Etats-Unis, en décembre 2007 ce chiffre a atteint 64%. Selon les sondages réalisés par Gallup, les sympathies des Américains pour la Russie se sont quelque peu affaiblies durant cette même période, leur proportion passant de 59 à 53%. Cependant, le nombre de personnes se montrant bienveillantes à l'égard des Russes est resté plus important. Ce pourcentage a, bien entendu, connu des variations: après l'adhésion de la Russie à la coalition antiterroriste internationale à la suite des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, sa cote de popularité a atteint 66%, mais lorsque Moscou a condamné l'intervention en Irak, elle a chuté jusqu'à 40%.
Il est à noter que les opérations militaires en Afghanistan et en Irak ont représenté une sérieuse épreuve pour "l'alliance stratégique". Les résidents du Kremlin mais également de nombreux Russes ont été offusqués par l'attitude arrogante de l'administration Bush qui n'a pas daigné prêter l'oreille à "l'opinion particulière" de la Russie, ou du moins faire semblant de la prendre en compte. Ce n'est donc pas un hasard si les trois quarts des sondés ont affirmé que l'objectif réel de ces opérations consistait à "consolider les positions des Etats-Unis dans le monde, à renforcer leur influence sur d'autres Etats".
Les Russes ont été grossièrement mis sur une voie de garage, et leur réaction était tout à fait compréhensible, bien qu'elle rappelât de temps en temps le comportement d'un adolescent qui boude parce que ses copains ne l'ont pas invité à leur soirée. En effet, tout récemment encore, les Russes étaient certains que la guerre froide qui venait de se terminer n'avait eu aucun vainqueur et que le monde était désormais multipolaire, ils espéraient que les nouveaux alliés accepteraient l'adhésion de la Russie dans leur famille et auraient des relations d'égal à égal avec elle. C'est pourquoi, lorsque les Américains lui ont rapidement désigné sa place et se sont mis à décider pratiquement seuls du sort de l'humanité, les illusions se sont écroulées, et ceci a été pénible.
C'est pour cela que les Russes n'aiment pas l'administration Bush. Les derniers sondages réalisés par les compagnies Gallup, WorldPublicOpinion et Harris, montrent qu'à l'heure actuelle, 63% des Russes désapprouvent ses activités et 61% estiment que la politique extérieure de la Maison Blanche a un impact négatif sur la situation internationale. Les Américains eux-mêmes sont d'ailleurs du même avis: 72% ont qualifié d'insatisfaisant le travail de leur président au cours des huit dernières années. Toutefois, ils n'apprécient pas non plus Vladimir Poutine: 59% des sondés d'outre-Atlantique se sont également déclarés mécontents de son activité, l'accusant de serrer la vis, d'abandonner la démocratie et de violer les droits de l'homme.
Cependant, lorsqu'il est question de l'attitude envers les gens et non les hommes politiques et dirigeants, le tableau est tout à fait différent. Presque deux tiers des habitants des deux Etats ressentent de la sympathie les uns pour les autres. Qui plus est, leurs convictions, sentiments et préoccupations sont dans une grande mesure identiques. Par exemple, ils sont préoccupés par l'augmentation constante des prix et la criminalité, leur état de santé, le stress et la solitude. 63% des Russes et 73% des Américains préconisent la destruction définitive des armes nucléaires et respectivement 67et 78% se prononcent contre la militarisation de l'espace.
Ces sympathies sont sans doute dues pour une grande part au fait que depuis ces vingt dernières années, les deux pays communiquent plus souvent et plus librement, qu'ils se connaissent et se comprennent mieux, qu'ils reçoivent des informations plus objectives sur la vie dans les autres pays. Depuis quelques années, cela dit, ces informations sont souvent remplacées par une rhétorique hostile fondée sur des idées préconçues et une propagande antirusse ou antiaméricaine ouverte.
C'est pour cette raison que la série documentaire télévisée "L'Amérique", actuellement diffusée par la chaîne fédérale Pervy kanal, est une découverte pour de nombreux téléspectateurs russes. Le journaliste russe de renom Vladimir Pozner et le présentateur de télé très populaire en Russie Ivan Ourgant ont suivi le trajet qu'avaient accompli dans les années 1930 les écrivains soviétiques Ilya Ilf et Evgueni Petrov, auteurs d'un roman-reportage sur ce thème. Dans ce documentaire, ils parlent avec bienveillance de ce grand pays et de ses habitants. Comme l'écrivaient il y a 70 ans Ilf et Petrov, l'Amérique "effraie, ravit, inspire la pitié et donne des exemples à suivre".
Il est significatif que cette série, détruisant l'image d'un ennemi qui est actuellement énergiquement imposée aux Russes, ait trouvé son public, bien qu'elle soit diffusée très tard dans la soirée.
Bien entendu, les Russes et les Américains sont très différents. Ce qui est plutôt positif d'ailleurs. Il est intéressant aussi de constater qu'ils cherchent à se comprendre les uns les autres. Quand ils y seront arrivés, ils comprendront sans aucun doute que les valeurs humaines universelles réunissant les deux peuples sont beaucoup plus importantes que l'égoïsme national et les ambitions géopolitiques.
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