Comme il fallait s'y attendre, les négociations russo-américaines de deux jours qui ont eu lieu à Moscou selon la formule "2+2" (ministres des Affaires étrangères et de la Défense) ne resteront pas gravées dans les mémoires comme une avancée sur les problèmes les plus épineux: le bouclier antimissile américain (ABM) en Pologne et en République tchèque et le contrôle futur des armements. Nous ne sommes pas parvenus à une entente sur la défense antimissile et la limitation future des armements offensifs stratégiques, bien que "certaines préoccupations aient été levées...", a déclaré le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov à l'issue des négociations du 18 mars. "Les consultations se poursuivront", a ajouté la secrétaire d'Etat américaine Condoleezza Rice. Bref, ce sont là des euphémismes diplomatiques somme toute habituels, qui expliquent en général l'absence de lumière au bout du tunnel.
Le principal objectif de Condoleezza Rice et Robert Gates était apparemment de "voir" Dmitri Medvedev et d'essayer de percevoir des signes attestant que le nouveau président agira dans l'arène internationale autrement que son prédécesseur, qu'il sera plus conciliant et plus doux. Il s'agissait même, en quelque sorte, de l'encourager à manifester cette douceur. Washington souhaiterait bien sûr qu'elle apparaisse le plus vite possible.
Mme Rice a fait, au cours d'un entretien avec les journalistes à bord de l'avion qui l'amenait à Moscou, la suggestion suivante. Les Russes, a-t-elle dit, "suivent attentivement la campagne électorale aux Etats-Unis et espèrent conclure une transaction ou, au moins, avancer tant que la Maison Blanche est occupée par des visages connus". "Sur le plan général, les gens veulent faire le maximum de choses aujourd'hui, car l'intuition leur suggère que la politique américaine pourrait bien devenir imprévisible". Cette altération des faits de la part d'une Condy habituellement prudente est certainement une exagération. Moscou n'a aucune raison de se presser de donner son accord pour les projets américains de troisième zone du bouclier antimissile en République tchèque et en Pologne. En effet, pour l'instant, il n'est pas du tout évident que celui qui arrivera au pouvoir sera un partisan de l'ABM encore plus ardent que le président actuel, par conséquent, il ne faut pas se presser. Et si l'on tient compte du fait que toute nouvelle administration apporte des changements dans les plans de celle qui l'a précédée, alors on peut se dire que le temps presse encore moins.
D'ailleurs, il est quelque peu étrange de voir l'Occident espérer que Dmitri Medvedev puisse prendre ses distances avec le discours prononcé l'année dernière par Vladimir Poutine à Munich, dans lequel le président actuel a nettement déterminé les principaux intérêts de la Russie dans le monde actuel.
Le plus intéressant est que si Dmitri Medvedev aspire effectivement à une libéralisation en matière de politique intérieure, il ne peut pas se permettre d'être en même temps conciliant dans les rapports avec les partenaires occidentaux. C'est un des paradoxes de la Russie actuelle. L'histoire témoigne pourtant de ce que la "poigne" en politique intérieure a habituellement appuyé la rigidité de la position russe dans l'arène internationale. Et vice versa. Les Etats-Unis s'y sont habitués. Cela est conforme à leur conception du monde. Il n'est donc pas étonnant que les déclarations libérales faites par Dmitri Medvedev au cours de la campagne électorale aient suscité en Europe et en Amérique l'espoir que la Russie dirigée par un nouveau président serait plus conciliante. Jusqu'à présent, nombreux sont ceux qui ont du mal à se représenter une situation où le dégel à l'intérieur du pays ne se répercute en aucune manière sur la défense des intérêts de la Russie en matière de politique étrangère.
Le principe "la liberté vaut mieux que l'absence de liberté" peut être appliqué réellement dans l'économie, mais il n'est pas obligatoire qu'il soit appliqué sur le plan international. L'absence de liberté économique (et autre) à l'intérieur peut entraîner des problèmes économiques, un malaise social, et cela serait évidemment imputé au président nouvellement élu. Aux yeux des millions de Russes, ce ne serait qu'une nouvelle confirmation des vieux stéréotypes, une preuve que "l'absence de liberté" vaut tout de même mieux. Les uns en accuseraient Dmitri Medvedev, d'autres reprocheraient à Vladimir Poutine d'avoir mal choisi son successeur, d'avoir fait confiance à un homme de tendance "pro-occidentale"... Il est évident que Dmitri Medvedev ne peut pas se permettre d'être conciliant en matière de politique étrangère. Sinon, la notion de valeurs démocratiques "en tant qu'instrument d'influence de l'Occident" s'enracinera dans la société russe non pas pour longtemps, mais pour toujours.
Pour les milieux occidentaux qui sont habitués à raisonner selon les vieux schémas, il y a un danger d'évaluer la situation de façon incorrecte. La politique étrangère de Vladimir Poutine n'est rigide que de l'avis de l'Occident, alors que de l'avis de la majorité des Russes, opposition comprise, elle est raisonnable, juste et nécessaire. Les grandes entreprises sont également satisfaites de la façon dont M. Poutine a défendu leurs intérêts dans l'arène internationale. Et si les corporations superpuissantes qui contrôlent l'économie russe souhaitent des changements en politique étrangère, elles ne la veulent pas plus conciliante, bien au contraire. Le nouveau président russe ne peut négliger ce point de vue.
Certes, le facteur des rapports personnels est lui aussi important. Si les Etats-Unis avaient fait plus tôt un compromis sur l'ABM et les traité START et FCE, cela aurait été considéré comme une victoire pour Vladimir Poutine. Si cela a lieu plus tard, après l'investiture de Dmitri Medvedev, ce sera comme une révérence faite au nouveau président, dans une certaine mesure, en contrepoids à Vladimir Poutine. Alors que si cela avait été fait aujourd'hui, les deux présidents russes auraient pu considérer ce geste comme opportun. Hélas.
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