La Serbie entre raison et sentiments

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Par Tamara Zamiatina, pour RIA Novosti
Par Tamara Zamiatina, pour RIA Novosti

Jeudi 13 mars, le président serbe Boris Tadic a officiellement dissout le parlement et annoncé la date des élections législatives anticipées: le 11 mai. Le premier ministre serbe Vojislav Kostunica avait persuadé les membres du gouvernement de démissionner, alors que les divergences sur le Kosovo rendaient impossible le travail du cabinet des ministres. Une importante question se pose: faut-il poursuivre, après la proclamation d'indépendance de la province, la politique d'intégration européenne de la Serbie?

Vojislav Kostunica insistait sur la rupture des relations diplomatiques avec les pays occidentaux qui ont reconnu le Kosovo. Les ministres du Parti démocrate (du président serbe Boris Tadic) proposaient de défendre l'intégrité territoriale de la Serbie, tout en poursuivant les négociations avec l'Union européenne. En fin de compte, une nouvelle crise du pouvoir a éclaté. Les prochaines élections seront les troisièmes en moins de deux ans.

Comme chacun le sait, une jambe amputée ne repousse pas. Mais lorsque le chaman commence à persuader les souffrants qu'il est capable de faire des miracles, il trouve forcément des adeptes. A mon avis, c'est précisément la position qu'occupe Vojislav Kostunica, car, après l'amputation du Kosovo, il invite le monde à ne pas reconnaître ce fait médical évident.

Les adversaires de M. Kostunica le comparent de plus en plus souvent à Slobodan Milosevic, qu'il avait remplacé au poste de président yougoslave au cours de la révolution serbe d'octobre 2000. Milosevic aimait répéter que le Kosovo était pour lui plus important que sa propre tête. D'ailleurs, son ascension politique avait été rattachée à sa déclaration selon laquelle le Kosovo est le coeur de la Serbie. Mais qu'avait-il réellement fait pour sauvegarder cette province rebelle? Il abrogea l'autonomie de la province accordée aux Albanais kosovars par le maréchal Tito. Il introduisit une administration directe de Belgrade au Kosovo. Les forces de sécurité de la province étaient constituées, pour l'essentiel, de Serbes. En réponse, les Albanais avaient créé des organes parallèles du pouvoir et tenu des élections présidentielle et parlementaires, dont les résultats n'avaient pas été reconnus par Belgrade. Ils avaient leur gouvernement en exil (notons que la diaspora albanaise est très forte en Occident).

En fin de compte, l'argent avait afflué au Kosovo de l'étranger, et des montagnes d'armes de l'Albanie voisine. L'Armée de libération du Kosovo (UCK) fut créée illégalement à la fin des années 90. Les affrontements avaient fait des victimes parmi les policiers et les civils serbes. Les actions militaires lancées en réponse par Belgrade avaient suscité l'indignation de l'Occident et entraîné les bombardements lancés par l'OTAN en 1999.

En quoi consistait l'erreur de Slobodan Milosevic? Il avait, d'un côté, agi légitimement en défendant l'intégrité territoriale de son pays. Mais il manquait de souplesse pour pouvoir régler le problème au moyen de concessions politiques, car il considérait tout compromis comme une faiblesse. Il manquait également d'une réelle force, et d'alliés: Slobodan Milosevic voulait s'appuyer sur les Etats-Unis, mais, pour l'Amérique, il était le dernier dictateur communiste en Europe. Il essaya de s'assurer le soutien de Moscou, mais la Russie refusa de se quereller avec l'Occident à cause de lui. En fin de compte, il resta seul.

Vojislav Kostunica est de la même "espèce" de Serbes indomptables que Slobodan Milosevic. Il occupe depuis huit ans de hauts postes de l'Etat, d'abord en ex-Yougoslavie, puis dans la Serbie actuelle. Mais, à part ses incantations rhétoriques sur l'inaliénabilité du Kosovo, il n'a rien fait en vue de maintenir cette province au sein de la Serbie. Les frères Karic, membres de la plus riche famille du pays, avaient bien essayé pendant de nombreuses années de persuader les autorités que seuls les contacts économiques étroits et la création d'entreprises mixtes albano-serbes étaient en mesure de jeter des ponts entre Belgrade et Pristina. En 2002, Bogoljub Karic fit l'impossible: il organisa une rencontre entre hommes d'affaires serbes et entrepreneurs albanais à Pristina. Les contacts économiques connurent alors un développement intense. C'était un moyen d'assurer le libre déplacement des Serbes au Kosovo et, pour Belgrade et Pristina, de mener en commun les négociations sur l'adhésion de la république à l'Union européenne.

Rien de cela n'a été fait.

L'hiver dernier, Belgrade a invité les Serbes à boycotter les élections législatives au Kosovo. A quoi bon? En effet, environ 400.000 Serbes ayant le droit de vote résident dans la province ou, pour ceux ayant le statut de réfugié, sur le territoire de la Serbie. 700.000 Albanais ont participé aux élections au Kosovo. Le parti du premier ministre kosovar Hashim Thaçi a recueilli 280.000 voix. Comparons ces chiffres. Il est évident que les Serbes auraient pu obtenir une puissante fraction au parlement du Kosovo et décider du destin de la province avec les Albanais. Hélas, cette chance a été perdue.

Vojislav Kostunica et Tomislav Nikolic, leader du Parti radical serbe (SRS), ont préféré les meetings et les incantations du genre "Ne lâchons pas le Kosovo!". Par conséquent, de même que dans le cas du chaman, les Serbes, las d'être humiliés, se sont fiés à eux et Tomislav Nikolic a manqué de peu d'être élu à la présidence.

Le président serbe Boris Tadic et le ministre des Affaires étrangères Vuk Jeremic affirment également ne pas être d'accord avec la séparation du Kosovo. Mais ce n'est qu'une position à prendre dans les conditions actuelles, sans quoi les électeurs se détourneront du pouvoir. En réalité, la Serbie a perdu toute possibilité de rendre attrayante pour les Kosovars la perspective d'une vie commune. La république appauvrie, dont l'économie fut ruinée par l'OTAN, manque de ressources pour apporter une aide financière aux Albanais kosovars. La minorité serbe du Kosovo a elle aussi bien du mal à joindre les deux bouts et ne peut toujours pas quitter les camps de réfugiés pour retourner dans ses foyers. Belgrade n'est en mesure de proposer aux Kosovars ni soutien social, ni programmes médicaux ou d'enseignement. Quant à la sécurité de la province, elle est assurée par les forces de paix de l'OTAN.

En ce qui concerne l'Union européenne, elle continue à faire miroiter un hameçon devant le nez de la Serbie: reconnaissez l'indépendance du Kosovo, livrez les criminels de guerre au Tribunal pénal international de la Haye pour l'ex-Yougoslavie, et vous recevrez une carotte. Cela dure depuis 9 ans. La société serbe fait ainsi les frais des erreurs de ses leaders.

Les élections législatives anticipées de mai pourront-elles apporter des changements? Le peuple en a assez de l'obstination et de l'impuissance de Vojislav Kostunica, c'est pourquoi, selon les prévisions, il a peu de chances de conserver son poste de premier ministre. La victoire des radicaux détournerait l'Union européenne du pays. Par conséquent, l'Occident doit apporter un soutien économique réel à Belgrade. Autrement, l'avenir des partisans de l'intégration européenne de la Serbie sera barré pour de nombreuses années. On peut bien retourner cent fois le problème, la seule voie possible pour la Serbie est celle qui mène à l'Europe.

Tamara Zamiatina est une journaliste spécialisée dans les problèmes des Balkans, elle a été de 1996 à 2001 correspondante de l'agence Itar-Tass en Yougoslavie.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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