"A un certain moment, je me suis rendu compte qu'il fallait en faire quelque chose, raconte Marina Schultheis, organisatrice et directrice de l'Association des femmes russes de Strasbourg. Les filles venaient chez nous pour faire connaissance avec leurs compatriotes. [...] Et petit à petit, nous avons organisé notre Association". Il y a seulement dix ans, il n'y avait presque aucun Russe dans le chef-lieu de la région Alsace. "Aujourd'hui, si je marche dans la rue et que je n'entends personne parler russe, je commence à m'inquiéter", avoue Marina.
"L'Association des femmes russes d'Alsace existe depuis quatre ans déjà. Les membres de l'association se donnent pour objectif d'aider les femmes qui ont fondé une famille en France à s'adapter à la vie dans un pays étranger, tout en veillant cependant à maintenir leurs liens avec la culture russe. Ceci est particulièrement important pour les enfants qui naissent en dehors de la Russie, au sein de mariages interethniques.
Selon les données officielles, l'association regroupe aujourd'hui environ 70 personnes. Mais en réalité, beaucoup plus de femmes participent à la vie de la communauté. En fait, ce serait exagéré de parler de "données officielles", précise Marina. Toute personne désirant adhérer à l'association remplit un petit questionnaire et paie une cotisation annuelle de 15 euros. Mais sinon, personne ne vous interdit de prendre part à des manifestations communes, d'assister à des réunions et surtout de demander de l'aide. Les requérantes ont toutes sortes de besoins. Alors que l'une d'elles a besoin de rédiger comme il se doit les documents relatifs à l'obtention de la nationalité française, une autre cherche un coiffeur russophone. "Nous ne sommes pas une agence de placement ni un bureau de conseil juridique, souligne Marina. Nous pouvons vous donner un conseil ou une adresse, mais les gens doivent prendre eux-mêmes leurs décisions".
Les règles d'admission dans l'association ne prévoient aucune restriction, mais c'est avant tout pour aider les femmes russes ayant épousé un Français et lié leur vie à la France (et à avant tout à Strasbourg) qu'elle a été créée. D'ailleurs, elle compte même parmi ses membres une représentante de la première vague d'immigration russe, Nina Vassilievna, née en France. Ses parents avaient quitté la Russie après la révolution de 1917. On peut donc aisément affirmer qu'il s'agit d'une association regroupant plusieurs générations de femmes russes d'Alsace...
Une petite mais néanmoins importante remarque. A la question de savoir si l'organisation envisage de se porter à un niveau interrégional si ce n'est national, les militantes donnent une réponse clairement négative. Quand les gens fondent une famille, ils changent de style de communication avec le monde extérieur, et l'approfondissement des relations prévaut sur l'extension des liens extérieurs. La famille est quelque chose de fondamental, et l'association devient une sorte de médiateur dans le tissage de subtils rapports intrafamiliaux, mais contribue également à une adaptation plus rapide au nouvel entourage social, estime Marina.
Un autre objectif non moins important que s'assigne l'association consiste à empêcher les nouveaux venus de s'imprégner de leur nouvel entourage au point d'en perdre leurs liens avec la Russie, sa culture et sa langue. Et là, l'attention de la Russie elle-même est très importante, ainsi que sa politique nationale vis-à-vis des émigrés.
"Je ne peux pas dire que nos diplomates nous ont regardé d'un air réprobateur quand je suis partie, en 1997, non, mais ils se sont montrés indifférents. Et voilà qu'en 2002, la situation a brusquement changé. Notre consulat de Strasbourg a commencé à être très attentif à nos problèmes, à nous inviter à différentes manifestations. Je peux vous avouer que lorsqu'il a été question de fonder notre association, le consulat a été parmi les partisans les plus motivés par cette idée et a beaucoup aidé à la mettre en oeuvre", raconte Marina. L'exemple de l'école russe auprès de l'ambassade est significatif dans ce contexte. En son temps, c'était une toute petite école destinée aux enfants des membres du corps diplomatique et des employés de la représentation russe auprès du Conseil de l'Europe, qui ne comptait qu'une quinzaine d'écoliers. Aujourd'hui, le nombre d'élèves dépasse la centaine. Le programme correspond à celui de l'école secondaire russe.
La vie apporte des corrections à l'existence apparemment idéale de l'association. Les femmes qui en font partie ont des destins différents. Comme c'est souvent le cas, l'euphorie première des jeunes mariées se dissipe très vite. Tout d'abord, la femme qui se trouve un bon mari a l'impression de pouvoir réaliser ses ambitions à l'étranger aussi bien qu'elle l'aurait fait en Russie. Mais c'est loin d'être vrai.
Si l'association n'est ni un bureau de conseil juridique, ni un cabinet de psychothérapeute, qu'apporte-t-elle alors réellement aux femmes russes? Toute nuance importe dans un pays étranger, d'autant que souvent, les immigrées ne maîtrisent pas la langue française. La femme se retrouve en proie au doute: doit-elle travailler ou pas? Doit-elle avoir des enfants ou non? C'est alors qu'elle se rend à l'association, pour se rendre finalement compte qu'elle n'est pas la seule à se trouver dans une pareille situation. Petit à petit, tout un cercle de nouveaux membres se forme. Outre les cours de langue pour les femmes, qui existent depuis le début, l'association a organisé cette année des cours de russe pour leurs maris. Qui plus est, les parents de ces hommes s'intéressent souvent à la culture russe. Il arrive parfois des cas insolites. Il existe par exemple une famille dont la femme n'a jamais réussi à apprendre le français, alors que le mari maîtrise déjà le russe.
Il est notoire qu'après le démembrement de l'URSS, un flot de femmes russes a déferlé en Europe et dans d'autres coins du monde. Le phénomène de l'émigration russe datant de la période post-soviétique préoccupe notamment la communauté scientifique. Si les ressortissants d'autres pays forment des diasporas, les anciens citoyens soviétiques et russes, quant à eux, se réunissent, pour différentes raisons, autour de l'Eglise orthodoxe ou bien organisent des associations. C'est chez les femmes que ce type d'activités est le plus répandu, ce qui constitue une particularité de l'émigration russe, une grande partie des émigrés étant représentée par des femmes, raconte la psychologue Olga Makhova, auteure de livres sur l'émigration et la psychologie féminine. Un niveau aussi élevé d'auto-organisation témoigne du fait que ce ne sont pas que des femmes malchanceuses et de mauvaises spécialistes qui quittent la Russie pour s'installer à l'étranger, quoique de tels cas arrivent parfois aussi.
Les raisons de cette fuite massive des femmes résident dans la crise de l'institution du mariage en Russie. Or, la vie des émigrés est une lutte quotidienne, et en premier lieu une lutte contre soi-même. A une certaine étape, l'aide de l'association est très utile. Mais lors d'une prise de décision, il importe de rester indépendante. Très souvent, les femmes se fourvoient en pensant trouver une solution toute faite dans ces organisations. Aux Etats-Unis, par exemple, les clubs virtuels féminins, où des femmes habitant dans différentes régions du pays discutent de leurs problèmes en ligne, sont très répandus. De pareilles choses sont apparues en Europe également. Mais le danger de ce type "d'activités" réside dans le fait qu'on évite ainsi de régler les problèmes réels.
Les statistiques concernant les mariages "internationaux" ne sont pas rassurantes. Au moins 70% de ce type d'unions se terminent par un divorce. Les mariages heureux ne constituent qu'une partie dérisoire des 30% restants. Le principal problème de ces alliances consiste dans l'incapacité des deux parties de s'entendre. A condition de "bien utiliser" l'association, on a la chance de trouver un compromis, de faire un pas en avant. Les femmes se sentent souvent déçues et frustrées du fait que leurs espoirs n'aient pas été comblés, ce qui arrive souvent aux Russes, en raison notamment de leur romantisme et de leur affectivité.
Les Russes issus des précédentes vagues d'émigration étaient forcés de quitter leur pays natal et la question du sexe des émigrés ne s'imposait pas. Certes, c'étaient surtout de femmes qui s'occupaient de l'ensemble des activités de bienfaisance et des actions sociales de la diaspora, mais ce n'était pas un domaine d'activité purement féminin. Les organisations féminines avaient souvent des intérêts exclusivement professionnels, comme c'était le cas par exemple avec les mannequins russes dans les années 1920-1930. Dès qu'elles arrêtaient de travailler, elles se perdaient toutes de vue.
Les associations féminines contemporaines représentent déjà le produit d'une époque de la mondialisation, où le marché matrimonial, l'un des plus conservateurs, subit actuellement des changements fulgurants. La proportion de divorces dans les familles émigrées n'est pas inférieure à celle dans les alliances "internationales".
Le nombre d'associations créées par des femmes russes émigrées ne cesse de croître. Il s'agit peut-être d'une tentative pour faire le point sur l'expérience de presque vingt ans de la dernière vague d'émigration russe, où les femmes jouaient un rôle de leader. Elles élaboreront sans doute, sur le long terme, des mécanismes d'intégration dans un milieu étranger et souvent hostile, et ces procédés pourront être utiles dans d'autres circonstances que dans la vie d'émigrés.
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