La Russie est submergée de pétrodollars. Selon les informations officielles fournies par le ministère russe des Finances, le Fonds de stabilisation, qui recueille les recettes excédentaires issues des exportations de pétrole, a accumulé fin juillet la somme de 3,3 millions de roubles, soit 127 milliards de dollars, ou - pour être plus précis - 53 milliards de dollars, 41 milliards d'euros et 6 milliards de livres sterling. Et cet argent "travaille", ainsi que l'a précisé le ministre des Finances Alexeï Koudrine: investi dans des valeurs étrangères, il a rapporté en un an 9,5% de bénéfices, soit 85,1 milliards de roubles.
L'afflux de pétrodollars ne doit pas tarir dans un proche avenir. De surcroît, M. Koudrine propose de déposer au Fonds de stabilisation les recettes excédentaires de l'industrie gazière, mais aussi les revenus de la privatisation, à l'instar du Kazakhstan.
Naturellement, tout cela doit être inscrit dans la législation. A la Douma (chambre basse du parlement russe), tout le monde n'est cependant pas d'accord avec les propositions du ministère des Finances. Les députés sont également hostiles à l'idée de convertir l'argent du Fonds du bien-être national, qui doit se substituer au Fonds de stabilisation, en valeurs exclusivement étrangères.
Mais tout porte à croire que le principal obstacle empêchant d'exploiter les pétrodollars russes à l'étranger ne gît pas à la Douma. Plusieurs hauts fonctionnaires européens et américains à la fois se sont élevés contre l'arrivée d'investissements russes sur les marchés financiers internationaux. Le problème est que les financiers russes souhaitent suivre la "méthode norvégienne" qui veut qu'on investisse 60% des fonds dans les actions, et 40% dans les obligations. En Occident, personne ne s'y était attendu.
Dans un premier temps, l'argent russe investi dans les valeurs publiques et les obligations était même bienvenu. Qui plus est, Moscou a reçu en juin la visite du sous-secrétaire américain au Trésor, Robert Kimmitt, qui a proposé à ses collègues russes d'investir le Fonds de stabilisation dans l'économie américaine, tandis que le vice-ministre japonais des Finances, Hiroshi Watanabe, qui s'était rendu plus tôt dans la capitale russe, avait invité la Russie à participer à un emprunt obligataire de son pays.
En revanche, d'autres hauts responsables américains ont déclaré que la création, dans certains pays, de fonds du bien-être national réunissant les excédents de leurs réserves de change pourrait avoir un impact négatif sur le système financier international. Ces critiques ont visé la Chine, qui poursuit son expansion commerciale, les pays producteurs de pétrole arabes et, bien entendu, la Russie. La campagne déclenchée contre la Chine est allée au-delà du commerce (quelle horreur! les Etats-Unis commandent même leurs drapeaux nationaux à la Chine) ou des investissements (la banque d'investissement chinoise est la plus grande du monde), elle a décroché même les prochains Jeux olympiques. Les Européens et les Australiens ont eux aussi pris une part active à la construction de la "grande muraille" antichinoise. Quand le président George W. Bush a signé le fameux "Acte de 2007 sur les investissements étrangers et la sécurité nationale", qui élargit les compétences de la commission aux investissements étrangers du secrétariat au Trésor et autorise la mobilisation des services secrets pour vérifier les transactions importantes, même aux Etats-Unis on évoque désormais la fin du libre-échange.
Les partisans de la poigne affirment que les capitaux accumulés par les pays en développement, une fois investis dans des pays du monde libre, pourraient être utilisés pour racheter des entreprises et des banques d'importance stratégique. Les étrangers pourraient donc dicter leurs conditions. C'est à peu près ainsi que les pays membres de l'UE expliquent leur manque d'ouverture observé depuis peu. La chancelière allemande Angela Merkel et le président français Nicolas Sarkozy ont ainsi déclaré que des fonds d'investissements publics pourraient acheter des compagnies européennes pour des raisons politiques.
Or, la Russie ne possède pas de fonds d'investissement destinés à racheter des actifs à l'étranger. Le Fonds du bien-être national ne prévoit que des investissements de portefeuille, jamais l'acquisition de compagnies étrangères à des fins stratégiques. L'objectif poursuivi par le Fonds de stabilisation et le Fonds du bien-être national, son héritier, consiste à préserver les réserves publiques, telle une poire pour la soif, à l'instar du Fonds de retraite norvégien qui sert à satisfaire les besoins intérieurs et dont la conversion en valeurs étrangères n'est qu'un moyen optimal de le mettre à l'abri de l'inflation. Il est curieux que les autorités américaines et autres n'aient pas de reproches à l'égard des Norvégiens, comme elles n'en aient à l'égard des fonds de retraite américains qui investissent activement à l'étranger.
D'ailleurs, les partenaires de la Russie ont l'habitude du double langage. Mais on n'exclut pas que des deniers russes, y compris publics, puissent être investis dans l'économie occidentale en dehors du Fonds de stabilisation, comme le font la Chine ou les Emirats arabes unis. Ainsi, Alexeï Koudrine a récemment indiqué que la nouvelle Banque russe pour le développement, qui relève du gouvernement, achèterait des actions de compagnies étrangères.
Pourquoi l'Occident s'y oppose-t-il? Le problème est que - par son économie, son concept géopolitique, sa mentalité même - il n'est pas prêt à dialoguer d'égal à égal avec la Russie, la Chine et d'autres nouveaux riches du tiers-monde. L'Occident a l'habitude de travailler avec des partenaires pauvres, avec des débiteurs auxquels il peut imposer ses programmes de développement en leur ouvrant, au besoin, de petits créneaux dans l'économie mondiale. Pas plus. Regardez ce qui se passe dans la plus stratégique des industries, l'énergie: l'incursion en Irak et les menaces régulières contre l'Iran, la tentative pour "interdire" l'OPEP et empêcher la création d'une "OPEP du gaz", la Charte de l'énergie aux relents coloniaux que la Russie est pressée de ratifier, etc. D'où les déclarations spectaculaires sur une Russie qui s'impose sur les marchés bancaire et de l'investissement. Bien sûr, l'argent attire l'argent, et on ne peut pas exclure que la Russie puisse devenir actionnaire minoritaire et même copropriétaire d'une compagnie connue. Qu'y a-t-il de mal à cela?
Imaginons que la Russie se trouve privée d'oxygène, imaginons que des compagnies russes désertent la Bourse de Londres... Or, ces dernières ne sont pas de simples acheteurs-vendeurs, elles ont organisé des "appels publics à l'épargne" (IPO) qui leur ont permis de doubler leur chiffre d'affaires. Pour les Russes, le départ de la Bourse signifierait la perte de leur renommée internationale; pour les Britanniques, la perte de gros clients. Et c'est Londres qui s'oppose aujourd'hui aux initiatives prohibitives de ses collègues et qui, en dépit de vives déclarations politiques, n'en finit pas d'élargir ses contacts économiques.
Et cela rassure. La Russie et d'autres pays offrent par ailleurs une série de facteurs objectifs qui permettent de surmonter la crise larvée. Dans l'économie mondiale, le rapport de forces est en train de basculer au profit des économies émergentes. Des compagnies indiennes, chinoises, russes et arabes rachètent des actifs de production à travers le monde. Et si les Européens, les Américains et les Japonais ne le comprennent pas aujourd'hui, les pôles d'activités économiques risquent de déménager demain. Les fonds publics, qui n'existent pas seulement dans les pays en développement, concentrent près de 3.500 milliards de dollars, et d'ici 2022 ils doivent augmenter jusqu'à 28.000 milliards. Nul ne peut se permettre d'en faire fi.
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