Le 31 juillet 1944, l'avion d'Antoine de Saint-Exupéry, envoyé en reconnaissance au-dessus de la zone occupée par les Allemands, n'est pas rentré sur son aérodrome de Sardaigne. Aucune information, aucun débris: le ciel était dégagé et c'est comme s'il s'y était dissous. Il ne restait plus rien de l'immense humaniste, de l'auteur de l'immortel Petit Prince, le conte le plus sage et le plus rayonnant de tous les temps.
Plus d'un demi-siècle plus tard, en 1998, près de Marseille, un pêcheur a soudain remonté un bracelet sur lequel étaient gravés les prénoms Antoine et Consuelo, son épouse, ainsi que l'adresse de la maison d'édition américaine qui publiait ses oeuvres. Deux ans plus tard, on a retrouvé et remonté du fond des eaux des fragments de l'avion que pilotait Saint-Exupéry.
Ce bracelet en argent était précisément le talisman d'Antoine de Saint-Exupéry. Pilote de l'air est un métier dangereux, et Consuelo avait toujours peur de le perdre. Il l'avait tranquillisée un jour en lui écrivant une prière mi-sérieuse, mi-badine, en toute franchise: "SEIGNEUR, faites-moi semblable, toujours, à celle que mon mari sait lire en moi... SEIGNEUR, Seigneur sauvez mon mari parce qu'il m'aime véritablement et que sans lui je serais trop orpheline..."
Antoine, pendant de nombreuses années, est resté célibataire. Il avait écrit à sa mère qu'il ne trouverait jamais la femme qu'il lui fallait, parce qu'il était très exigeant, et que celle-ci devrait être 20 femmes à la fois. Et à 31 ans, à Buenos Aires où il dirigeait l'Aéropostale argentine, le destin lui a envoyé celle qui allait le frapper en plein coeur, ce fut un véritable coup de foudre. Dans les salons de l'alliance française, Benjamin de Crémieux lui présente Consuelo Suncin, la veuve de l'écrivain et journaliste argentin Enrique Gomez Carrillo. Il est séduit sur le champ. Antoine et Consuelo se marieront en 1931, à Nice.
Consuelo a mis la vie de l'écrivain sans dessus-dessous, allant du paradis sur terre à l'enfer sur terre. Il la comparait à un volcan. Leur maison était remplie d'une atmosphère mystique: les portes s'ouvraient toutes seules, les tasses se brisaient sur la table. De nombreux invités en ont été témoins.
Antoine de Saint-Exupéry craignait beaucoup la vie de famille de petit bourgeois, et il a tranquillement adopté cette étrange vie de bohème sans aucune règle. La fille de l'écrivain russe A. I. Kouprine, Ksenia Kouprina, qui connaissait bien Consuelo, disait à son sujet: "Madame de Saint-Exupéry était fantasque et extravagante, toute petite, gracieuse, elle avait des mains ravissantes, d'élégants gestes typiquement latino-américains, des yeux radieux et expressifs."
Consuelo était une érudite, elle connaissait beaucoup de langues, écrivait des vers. Elle brûlait de passion pour un monde de fantaisie, éclatant et incessant. Elle se conduisait comme une petite fille et il ne fallait jamais essayer de comprendre si elle disait la vérité ou non. Un sens aigu de la poésie, une façon d'être au monde, anxieuse et déséquilibrée, rapprochaient ce couple inhabituel. On dit que c'est précisément Consuelo qui a été l'animatrice et la fée dansante du Petit Prince, et même parfois, son co-auteur.
L'écrivain André Maurois, qui s'est souvent rendu chez Antoine de Saint-Exupéry quand il était aux Etats-Unis, décrit de façon impressionnante l'atmosphère de l'immense demeure de Long Island, où a été composé le Petit Prince. Il raconte que ce conte, qui allait subjuguer le monde, a été écrit de nuit. Que tous allaient dormir et que Saint-Exupéry se mettait alors à sa table de travail sur laquelle était toujours disposée une pile de feuilles vierges, et qu'il s'apaisait. Puis soudain, dans le silence de la nuit, explique Maurois, on entendait tonner sa voix, criant à Consuelo qu'il avait faim, tout de suite! Elle se réveillait, descendait sans se plaindre, préparait rapidement une omelette avec du fromage et se laissait glisser dans un fauteuil, enveloppée dans un châle. Tous ceux qui étaient dans la maison dévalaient les escaliers à sa suite. Et Antoine commençait à lire les pages qu'il venait juste de rédiger. Les yeux endormis de Consuelo se réanimaient, s'enflammaient. De temps en temps, d'un léger mouvement de la main, elle arrêtait son mari, proposait sa version du sujet, ses phrases particulières, ses épisodes habiles. Son imagination dessinait d'étonnantes images et métaphores. L'écrivain s'exclamait et lui demandait alors de s'arrêter, de répéter sa dernière phrase.
"Je demande pardon aux enfants d'avoir dédié ce livre à une grande personne. J'ai une excuse sérieuse: cette grande personne est le meilleur ami que j'ai au monde... Toutes les grandes personnes ont d'abord été des enfants. (Mais peu d'entre elles s'en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace: A Léon Werth quand il était petit garçon.", a écrit Antoine de Saint-Exupéry dans la dédicace du Petit Prince. Mais le livre n'est pas seulement dédié au petit garçon qu'était Léon Werth, il est également dédié à Consuelo, à la petite fille et à l'adulte qu'elle a été. A cette rose, qui avait elle aussi ses épines, dont le Petit Prince a si bien pris soin.