La suspension par le Service fédéral des douanes de l'expédition à l'étranger des échantillons médicaux de matières biologiques d'origine humaine en provenance de Russie a fait scandale. L'indignation provoquée par cette mesure parmi les médecins qui sont parmi les premiers à en supporter les conséquences est liée sans doute au fait que la vie de milliers de leurs patients s'est retrouvée remise en cause.
Le ministère russe de la Santé et du Développement social n'a pas tardé à se désolidariser de ce moratoire imposé par la douane tout en déclarant: "Les gens n'en souffriront pas". Quoi qu'il en soit, les messageries n'acceptent plus les colis renfermant des matières biologiques à destination de l'étranger. Une grande place revient aux échantillons concernant la recherche effectuée par de grosses sociétés pharmaceutiques qui recrutent pour leurs tests des volontaires russes en échange de médicaments gratuits. Par conséquent, la coopération même des scientifiques russes et étrangers engagés dans la mise au point des médicaments indispensables à la lutte contre les maladies graves se trouve menacée.
Désormais, les cliniques russes ne pourront plus expédier à l'étranger les échantillons de tissus prélevés sur de grands malades pour les analyser dans des centres scientifiques performants. Pour que ces analyses soient effectuées à l'aide des équipements les plus modernes et fassent appel aux technologies scientifiques les plus récentes. Pourtant, sans ces analyses moléculaires, il est impossible de combattre bien des maladies considérées comme incurables encore tout récemment. Par exemple, il ne sera plus possible de procéder à une greffe de moelle osseuse provenant de donneurs non apparentés. Deux milliers de Russes en ont besoin chaque année, y compris les enfants atteints de maladies sanguines congénitales. Désormais, ils sont privés de leur dernier espoir.
Alors que les visiteurs des blogs sur Internet rédigent un message indigné au président Poutine, les analystes se perdent en conjectures sur les vraies raisons de cette décision du Service fédéral des douanes. Certains d'entre eux supposent qu'elle fait suite aux scandales autour de la transplantation d'organes humains. D'autres estiment que les autorités se proposent ainsi d'en finir avec les exportations incontrôlées de cellules souches. On se souvient également de l'histoire assez récente de contrebande de cadavres humains. Il s'agit, en l'occurrence, des restes de 51 Russes expédiés en 2001 de Novossibirsk à l'Institut de Plastination de Heidelberg. A partir de ce "matériel humain", l'anatomiste allemand Gunther von Hagens, surnommé le "Docteur la Mort", créait des "sculptures" qu'il exposait par la suite.
Néanmoins, la version sans doute la plus fantastique a été exposée dans les pages du quotidien russe Kommersant. Se référant à des sources bien informées, l'auteur de cette publication parle notamment d'un rapport soumis par le Service fédéral de sécurité (FSB) au président russe début mai dernier. Ce document renfermerait des renseignements véritablement sensationnels selon lesquels les matières biologiques provenant de Russie seraient utilisées à l'étranger dans un programme de mise au point d'une "arme biogénétique". Une telle arme exotique serait "ethniquement orientée" et viserait exclusivement le patrimoine génétique russe.
Or, je me souviens d'avoir déjà vu quelque chose de ce genre dans un blockbuster américain où des racistes envisageaient de déverser une substance analogue dans une retenue d'eau pour tuer ainsi des millions d'Afro-Américains. Mais ce n'était qu'un simple film de fiction. Un tel scénario est-il possible dans la vie réelle? Non, affirme le directeur de l'Institut de génétique générale de l'Académie des Sciences de Russie, Nikolaï Iankovski. Et d'ajouter: l'ADN humain ne peut pas servir d'échantillon pour la création d'une arme biologique. Cette opinion est aussi partagée par un autre grand spécialiste de la biologie moléculaire - l'académicien Nikolaï Nikolski de l'Institut de Cytologie de Saint-Pétersbourg qui qualifie cette idée de fantaisiste.
Il n'en reste pas moins que nul ne conteste évidemment le danger d'actes de terrorisme biologique. Et d'autant qu'après le 11 septembre 2001 quand le monde entier s'est mis à évoquer un éventuel recours des extrémistes aux armes nucléaires, chimiques ou biologiques. La Russie a pris, elle aussi, très au sérieux cette menace et pour cause, car des "programmes offensifs" avec utilisation de l'arme biologique étaient développés dans 12 pays, y compris dans un centre de recherche secret dans la ville d'Obolensk aux environs de Moscou où des souches de bactéries mortelles étaient transformées en arme redoutable. Le danger potentiel d'utilisation d'échantillons de cette recherche par des terroristes avait incité les autorités russes à élaborer une conception de la sécurité biologique qui a été approuvée par le président du pays en 2004. Il en a été ainsi effectivement mais d'où vient donc cette information sur une "arme biogénétique"?
Il va sans dire que seules les personnes initiées connaissent le contenu du rapport qui s'est retrouvé récemment sur le bureau du chef de l'Etat. Toutefois, ce n'est sans doute pas le contenu du document qui compte, mais plutôt le moment précis de son apparition. Le marathon électoral prend de la vitesse, la lutte pour l'électorat s'engage, et cette fuite d'information sur les intrigues perfides de l'"ennemi extérieur" tombe fort à propos...
Il se peut aussi que cette interdiction douanière ne soit que le résultat du zèle excessif des bureaucrates qui n'ont pas calculé les conséquences de leur décision. Mais aujourd'hui il faut sans doute reconnaître qu'à la suite de cette interdiction, bien des cancéreux ont perdu la chance de suivre le traitement dont ils ont besoin, alors que de petits patients des cliniques russes ne feront plus l'objet d'une greffe salvatrice de moelle osseuse. Selon les médecins, au moins 40.000 Russes souffriront à la suite de cette étrange décision des douaniers.
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