A la mi-mai 2007, les présidents russe, kazakh et turkmène ont convenu de préparer un projet d'accord intergouvernemental portant création du consortium pour la construction du gazoduc caspien. Cette décision touche aux intérêts de plusieurs pays européens, des Etats-Unis et de la Turquie, et ne peut qu'influer sur les rapports de la Russie avec ces pays.
Rappelons que l'objectif de ce consortium consiste à garantir un accroissement du débit du gazoduc en activité Asie centrale - Centre 4 (Russie centrale), à 10 milliards de mètres cubes par an contre 1-2 milliards actuellement, en posant un nouveau tronçon de cette conduite le long du littoral est de la Caspienne. Quant au débit du gazoduc Asie centrale - Centre 3 qui relie les réseaux turkmène, ouzbek et kazakh au réseau russe, il devra être porté à 20 milliards de mètres cubes par an. Résultat, le Gazoduc caspien unifié rénové sera en mesure de transporter vers la Russie, à l'horizon 2014, jusqu'à 90 milliards de mètres cubes de gaz centrasiatique par an contre 60 milliards de mètres cubes aujourd'hui.
La construction du Gazoduc caspien revient aussi à réduire au minimum les chances de réalisation d'un autre projet, celui de Gazoduc transcaspien, un ouvrage alternatif qui suppose le transport du gaz d'Asie centrale vers l'Europe par le Caucase du Sud et la Turquie en contournant la Russie. Les Etats-Unis et les pays d'Europe occidentale sont justement intéressés à la construction du Gazoduc transcaspien. Même si les présidents turkmène et kazakh n'écartent pas l'éventualité de l'examen, à terme, de ce projet, les experts russes affirment que les réserves gazières centrasiatiques ne suffiront tout simplement pas pour une deuxième conduite.
L'accord des trois présidents a rappelé à coup sûr aux hommes politiques turcs les événements d'il y a presque dix ans. Peu après la signature, avec la Russie, en 1997, de l'accord sur la construction du gazoduc Blue Stream, Ankara, qui ne cachait pas sa volonté de diversifier ses sources d'approvisionnement, avait convenu avec le Turkménistan de construire le Gazoduc transcaspien, d'un débit égal à celui du Blue Stream, soit de 16 milliards de mètres cubes par an. Compte tenu de la capacité du marché turc et de la portée géostratégique que présente la Turquie pour la Russie, Moscou devait réagir avec résolution à l'époque: dans de nouvelles conditions, il lui fallait préserver son rôle dominant sur le marché turc, de même que sa supériorité éventuelle dans le commerce mondial de gaz.
Résultat, la Russie et le Turkménistan avaient signé un accord de 25 ans sur l'achat par la Russie de la totalité du gaz turkmène qui n'était jusque-là pas pris en compte dans les contrats en vigueur à l'époque. La Turquie devait se contenter de l'Iran pour diversifier ses sources d'approvisionnement, au moyen d'un gazoduc d'une capacité de 10 milliards de mètres cubes par an. Actuellement, les prévisions sur les achats turcs de gaz turkmène restent très floues, et ceux-ci n'auront probablement même pas commencé en 2020.
La Russie cherche à conforter ses positions dans le cadre des accords avec le nouveau président turkmène Gourbangouly Berdymoukhammedov, avec le soutien du Kazakhstan. Même à supposer que la signature de la déclaration des trois présidents ait mis une croix sur le Gazoduc transcaspien, les rapports russo-turcs dans la sphère de la coopération gazière ne sont pas dans un état désespéré, loin de là. Au contraire, une nouvelle impulsion pourrait justement leur être conférée. L'augmentation des achats russes de gaz centrasiatique ouvrira de nouvelles possibilités pour les fournitures de gaz à l'Europe en provenance de Russie, notamment par le territoire turc, dans le cadre du projet Blue Stream-2.
Cet itinéraire devrait doubler le gazoduc existant, mais du port de Samsun, par un embranchement, le gaz "coulera" vers le sud du pays puis vers Israël et, par un autre, vers l'ouest, en direction de l'Europe. Il est vrai que les chances de réalisation du projet Nabucco, en vertu duquel le Gazoduc transcaspien doit déboucher sur l'Europe du Sud et centrale, se présentent comme douteuses.
Et même si les intérêts de la Turquie en tant que pays transitaire de gaz naturel ne seront pas lésés en l'occurrence, elle ne pourra de toute évidence éviter une montée des tensions dans ses rapports avec l'Europe. Car la question la plus importante pour l'Europe, celle de la diversification de ses sources d'approvisionnement en gaz naturel, restera ainsi sans solution.
Il se peut qu'un compromis - dans le cadre duquel le monopole gazier russe dans la région pourrait perdre son caractère très prononcé - réponde mieux aux intérêts de la Turquie. Mais cela ne relève pas des rapports russo-turcs. Et si Moscou réussit à réorienter sur soi le gros du gaz centrasiatique, la Turquie ne devrait pas renoncer à l'accroissement du transit de combustible bleu russe par son territoire.
Si la coopération des deux pays a une suite, cela aura un effet positif sur le projet d'oléoduc Samsun-Ceyhan qui a pour vocation de lever les tensions dans les rapports russo-turcs au sujet du goulet d'étranglement des détroits turcs. Rappelons que la Turquie qui avait imposé des restrictions au passage de pétroliers par le Bosphore et les Dardanelles, propose de construire cet oléoduc en tant que solution de rechange pour les exportations pétrolières russes. Jusque-là, Moscou était enclin à considérer en qualité d'alternative uniquement l'oléoduc qui devra passer par les territoires de la Bulgarie et de la Grèce (oléoduc Bourgas-Alexandroupolis). Mais, dans un contexte marqué par l'élargissement général de la coopération économique russo-turque, l'intensification du dialogue avec la Turquie sur la question du transport de pétrole russe devient possible.
Il s'ensuit que les rapports russo-turcs ne souffriront pas et même pourront recevoir une nouvelle impulsion. La question est de savoir comment se développera le dialogue entre la Turquie et l'Europe, y compris sur le thème du gaz. La pratique montre en effet que ce dialogue n'échappe pas à l'influence d'autres acteurs, au nombre desquels on trouve non seulement la Russie mais aussi les Etats-Unis. Il se peut que les intérêts régionaux de Washington s'appuient à terme uniquement sur l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan. Dans le même temps, cela signifie la nécessité d'accepter une présence russe plus importante dans la région caspienne et en Asie centrale, de même que dans le commerce mondial de ressources énergétiques dans son ensemble. D'ailleurs, c'est ce que devront faire non seulement les Etats-Unis mais tous les autres acteurs.
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