Deux films russes sont en compétition au 60e festival international de Cannes: "Alexandra" d'Alexandre Sokourov et "The Banishment" ("L'Exil") d'Andreï Zviaguintsev.
Un succès que le cinéma russe n'a pas connu depuis longtemps.
Le film d'Alexandre Sokourov raconte l'histoire d'une grand-mère qui vient en Tchétchénie rendre visite à son petit-fils, officier russe. Le rôle principal de la grand-mère est joué par Galina Vichnevskaïa, l'une des femmes les plus connues en Russie, célèbre cantatrice, épouse (veuve depuis peu) du grand musicien Mstislav Rostropovitch.
Seul Sokourov, semble-t-il, aurait pu obtenir l'accord de la grande dame, femme d'une grande beauté et directrice de sa propre école, au rez-de-chaussée d'un luxueux immeuble au centre de Moscou, pour jouer le rôle d'une femme aussi modeste. Portant un foulard, des chaussures usées et des vêtements populaires bon marché au lieu de ses bijoux habituels, et sans maquillage, la cantatrice a su incarner de manière convaincante le caractère d'une simple femme russe. Elle est absolument naturelle dans ce rôle et dans ce film, ascétique et ardent, à l'esthétique minimaliste.
"Le film "Alexandra" est l'une des plus importantes oeuvres de ma vie, qui marque une certaine étape, a confié le réalisateur à RIA Novosti. C'est un moment où le besoin de faire un film sur les regards et des visages pleins de bonté coïncide avec un désir passionné de conserver pour l'histoire le grand talent de cette actrice, populaire au sens propre du terme, russe à cent pour cent. En outre, il s'agit peut-être d'un film magique pour moi car j'y vois, plus que dans d'autres films, des sous-entendus mythiques. J'attends beaucoup de ce film du point de vue du soulagement de l'âme".
Les sous-entendus mythiques constituent le leitmotiv de la quasi-totalité des films du célèbre réalisateur russe. Mais, paradoxalement, son oeuvre reste peu connue en Russie.
Et ceci pour plusieurs raisons.
D'une part, Alexandre Sokourov produit un cinéma élitiste et complexe, qui ne vise pas un succès de masse et rebute les distributeurs. D'autre part, il se tient manifestement à l'écart des cinéastes russes et mène une vie d'anachorète, ce qui irrite bien des personnes, aux yeux desquelles cette distance maintenue par l'artiste témoigne de son arrogance. Et finalement, le grand nombre de récompenses étrangères qu'il a obtenues suscite une jalousie aiguë. Mais le problème essentiel ce n'est pas l'oeuvre de Sokourov, sa personnalité ou ses récompenses. C'est l'absence d'un système réfléchi de riposte à la prédominance du cinéma de masse hollywoodien en Russie.
De ses quatre derniers films, seul le chef-d'oeuvre hallucinant "L'Arche russe", consacré à l'histoire russe, a fait son apparition sur les écrans russes. Fixée sur des rails, la caméra parcourait les salles du Palais d'hiver de Saint-Pétersbourg (qui abrite le fameux musée de l'Ermitage), à travers une foule de milliers de figurants représentant des personnages des 300 ans de l'histoire du palais, depuis l'époque de Pierre le Grand jusqu'à nos jours. Très peu nombreux sont ceux qui ont vu les trois films de Sokourov consacrés aux dictateurs du XXe siècle, Hitler, Lénine et Hirohito: "Moloch", "Taurus" et "Le Soleil".
Jusqu'ici, nous n'avons évoqué que des films de fictions réalisés par l'artiste.
Cependant, Alexandre Sokourov réalise depuis vingt ans des documentaires, qui se comptent déjà par dizaines: il sort parfois cinq films de ce genre par an. Il a présenté son nouveau documentaire "Elégie de la Vie" (la dernière de ses nombreuses "élégies"), consacré à Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnevskaïa, au festival de Locarno en 2006. Mais qui a eu l'occasion de le voir?
Qui connaît les chefs-d'oeuvre du maître tels que "L'offrande du soir" ou "Les Voix de l'âme", "Père, fils" ou "Mère et fils"?
Les cinéphiles occidentaux, quant à eux, ont beaucoup plus de chance.
Par exemple, le réalisateur a présenté sa trilogie sur la dictature à l'Institut universitaire Suor Orsola Benincasa de Naples et y a tenu trois séminaires.
Un autre réalisateur russe, Andreï Zviaguintsev, dont le nouveau film a été également sélectionné au Festival de Cannes, est lui aussi entouré d'une mystérieuse aura. Mais si Sokourov est un patriarche du cinéma, Zviaguintsev n'avait jusque-là réalisé qu'un seul long métrage, mais c'était quelque chose d'exceptionnel.
Son premier film, "Le Retour", a obtenu deux récompenses à la Mostra de Venise en 2003: le Lion d'Or et le Lion du Futur, prix de la meilleure première oeuvre.
Mais en Russie, le film a été accueilli assez froidement. Les deux prix obtenus à Venise ont été en premier lieu une surprise désagréable pour les critiques russes. Même après sa victoire sensationnelle, le film continue d'être dénigré dans la presse russe.
Quoi qu'il en soit, le film "Le Retour" a fait renaître, grâce au festival de Venise, l'intérêt pour les cinéastes russes, considérés pendant de longues années comme des outsiders du cinéma mondial. Le film de Zviaguintsev a été acheté par 73 pays! La parabole tragique sur la rencontre d'un père avec les fils qu'il a délaissés est entrée dans le Top 10 des films les plus populaires, notamment en Italie et en Grande-Bretagne. Les recettes de ce film russe ont été comparables à celles de superproductions hollywoodiennes telles que "Spider-Man", "Troie" et "Shrek".
Le tournage du deuxième film d'Andreï Zviaguintsev a été entouré d'un épais mystère. Presque personne ne savait, durant les trois ans de tournage, ce que faisait le réalisateur. Ce n'est qu'aujourd'hui, alors que le film a été sélectionné au festival, que le cinéaste a brisé le silence.
"Je me suis occupé de ce projet pendant presque trois ans, à compter de l'élaboration de son idée, a raconté le réalisateur. Nous avons eu 103 jours de tournage, en France, en Belgique, en Moldavie et en Russie. Le temps et l'endroit ne sont pas précisés, consciemment, nous voulions créer un environnement hors-temps et hors-territoire, pour qu'il soit difficile de comprendre où et quand l'action se passe. Mais, de toute façon, c'est quelque part, pas loin, et il n'y a pas trop longtemps, peut-être aujourd'hui".
Le film "L'Exil" (de même que son premier, "Le Retour") est consacré à l'analyse psychologique des relations intrafamiliales. Mais si avant, l'attention était concentrée sur les relations entre le père et ses deux fils, dans le nouveau film, les protagonistes sont deux époux, un homme et une femme, lui et elle, la vie et la mort.
Pour un débutant comme Andreï Zviaguintsev, être sélectionné au festival de Cannes c'est déjà une victoire, et en Russie nombreux sont ceux qui considèrent que son succès, accidentel selon eux, n'est pas mérité. Les sélectionneurs de Cannes étant renommés pour la rigueur de leur choix, on peut affirmer que Zviaguintsev est déjà vainqueur, même si la Palme d'Or revient à quelqu'un d'autre.
Quant à Alexandre Sokourov, celui-ci se montre pessimiste quant à ses chances de succès: il s'est vu attribuer de nombreuses récompenses mais n'a jamais remporté le festival de Cannes...
"Mes films sont à l'écart des grands festivals et des projets commerciaux, c'est pourquoi, de par leur nature, ils ne doivent pas attirer l'attention de tels réunions cinématographiques. Il ne me reste qu'à m'étonner de ce qu'une de mes oeuvres participe pour la cinquième fois au Festival de Cannes. Ce n'est que le producteur qui en tire profit, sinon je me serais opposé à la participation de mon film à quelque festival que ce soit", a affirmé le réalisateur.
Ces paroles sonnent tout à fait naturel dans la bouche de Sokourov, l'ensemble de son oeuvre étant marquée par les aspirations idéalistes à la perfection de l'énoncé. Ces films sont apparentés à la musique symphonique. Il n'a jamais cherché le succès mais, paradoxalement, l'a toujours trouvé.
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