Suite au déploiement projeté de la défense antimissile américaine en Pologne et en République tchèque, les experts russes lancent un vaste débat sur les mesures de rétorsion à prendre. Le retrait éventuel de la Russie du Traité illimité sur les missiles de portée intermédiaire et de plus courte portée (FNI/INF), signé à Washington en 1987, est avancé comme une réponse possible.
Ce débat a été lancé par Iouri Balouïevski, chef d'Etat major général des forces armées russes, qui a déclaré: "La Russie a toutes les raisons d'avoir de nouveau dans son arsenal des missiles de portée moyenne et de plus courte portée". Même si, pour être précis, le retrait de ce traité est déjà, pour les militaires russes, une monnaie d'échange dans d'autres situations également. En août 2006, par exemple, lorsque le secrétaire américain à la défense Donald Rumsfeld avait proposé à son homologue russe Sergueï Ivanov de se joindre à une initiative américaine - de remplacer les ogives nucléaires sur les missiles intercontinentaux par des têtes conventionnelles - le ministre russe avait répondu à son collègue américain en l'invitant à envisager un retrait du Traité sur les missiles de portée intermédiaire.
Dès 2001, alors qu'on débattait de la réponse russe "asymétrique" au retrait américain du Traité ABM, qui a suivi en 2002, le chef du Centre national russe pour la réduction de la menace nucléaire, le général Viatcheslav Romanov, avait déclaré que la Russie répondrait au déploiement par les Américains de leur système national d'ABM par la reconstitution des arsenaux de missiles de portée intermédiaire et de plus courte portée. Autrement dit, des missiles qui, pendant les années de la "guerre froide", avaient été braqués sur l'Europe occidentale. Le lendemain, le ministre de la Défense de l'époque, Igor Sergueïev, avait démenti très clairement les propos de son général, qualifiant "d'absurde" la supposition même que la Russie ait pu envisager de redéployer cette classe de missiles.
Mais des projets plus souples sont déjà avancés de nos jours. Par exemple, se retirer du Traité FNI/INF, mais équiper les missiles nucléaires à portée intermédiaire de charges conventionnelles. Sous cette forme, dit-on, ces missiles ne présenteraient de danger ni pour l'Europe, ni pour la Chine. En revanche, si les Etats-Unis refusaient de mettre à jour le traité, laissant à la Russie la possibilité d'un retrait total (autrement dit, lui offrant la possibilité de disposer de missiles de portée intermédiaire dans leur version nucléaire), alors cela devrait être perçu, affirme-t-on, par l'Europe et même par la Chine, comme le refus de Washington de tenir compte de leurs intérêts. Très fin. Mais si les missiles stratégiques peuvent être considérés comme des missiles universels, bons à être utilisés tous azimuts et à toutes les distances, les missiles à portée intermédiaire, eux, ont une cible bien précise: tout pays situé dans un rayon de 5.500 km depuis le point de lancement. Ce qui veut dire que la Chine et l'Europe seront "concernées". En quoi consisterait donc la différence fondamentale entre des missiles intercontinentaux portant des charges conventionnelles, ce qui avait été proposé par M. Rumsfeld, et des missiles de portée moyenne et de plus courte portée, eux aussi dans leur "version conventionnelle"? Dans les deux cas, le remplacement de leurs ogives nucléaires par des charges conventionnelles abaisserait notablement le seuil de leur usage.
Une variante non moins sophistiquée est également étudiée: proposer aux pays disposant de missiles à portée moyenne - Chine, Corée du Nord, Inde, Pakistan, Iran, pays du Proche-Orient - de signer ce traité, et si ne serait-ce qu'un seul d'entre eux refusait de le faire, annoncer que la Russie se retire du Traité FNI/INF, mais s'entendre avec les Etats-Unis pour que ces missiles soient déployés uniquement sur les territoires des pays qui en possèdent (autrement dit, il ne devra pas y avoir de missiles américains en Europe). Mais si les Américains refusaient le faire? La Russie n'a pas de missiles de portée intermédiaire, même à l'état d'ébauche tandis que les Etats-Unis poursuivent activement l'élaboration d'un missile de ce type pour leurs sous-marins. De plus, l'Europe, effrayée, se tournera sans doute vers le "Big Brother". Le déploiement de missiles américains de portée intermédiaire en Europe de l'Est créera alors bien plus de problèmes pour les forces nucléaires stratégiques russes que dans les années 1980: par rapport à cette période, l'OTAN est bien plus proche de nos frontières. Le temps de trajet de ses missiles qui seront braqués sur nos bases ne dépassera pas quelques minutes.
Au ministère de la Défense, on affirme que Moscou est à même, dans des délais très réduits, de reprendre la production de missiles balistiques ayant un rayon d'action de 500 à 5.000 km. Il pourrait s'agir aussi bien de la réplique des missiles soviétiques RSD-10 Pioner, démantelés en vertu du Traité FNI/INF que des systèmes très récents Iskander. Le Pioner était un bon missile et les militaires soviétiques ont beaucoup regretté sa disparition. Mais, à l'opposé du Topol qui a été créé sur sa base, il n'avait pas de dispositifs lui permettant de surmonter la défense antimissile ennemie. Cette année, en nous mettant en quatre, nous devons construire 17 Topol-M, contre trois en 2006 (lors d'une conférence de presse récente, le général Solovtsov, commandant des Forces des missiles stratégiques russes, a annoncé que sept rampes de lancement pour les missiles de nouvelle génération Topol-M devaient venir équiper les troupes en 2007). Mais sur les 5 essais des missiles navals Boulava, 4 ont tourné en échec, ce qui risque de freiner l'équipement des nouveaux SNLE de type Borée. Ajoutez-y les dépenses - imprévues - occasionnées pour la construction de missiles de portée intermédiaire. Selon les calculs du rédacteur scientifique de la revue "Exportations d'armes", Mikhaïl Barabanov, construire entre 50 et 100 missiles de cette classe coûtera autant que la fabrication de plusieurs dizaines de missiles intercontinentaux Topol-M. Ce qui veut dire qu'il vaut mieux disposer d'un Topol universel que d'un Pioner modernisé.
Quant aux missiles de courte portée, autrement dit ayant un rayon d'action situé entre 500 et 1000 km, on propose d'accroître la portée des systèmes de théâtre Iskander, en les augmentant de 280 km - leur portée actuelle - à 500 km. Il est prévu d'acheter seulement 60 systèmes de ce type au cours des neuf prochaines années. Mais "500 km" n'est pas "500 à 1000 km"! Il ne faut donc pas estimer que le système Iskander appartient à la classe des missiles de courte portée.
Que faire, comment riposter alors? On propose de se retirer du Traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE). Mais par cela nous n'intimiderons personne, car nous cédons à l'OTAN en tout point en matière d'armements conventionnels. Et on aura beau essayer de mettre sur un pied d'égalité l'OTAN et le Traité de sécurité collective qui regroupe la Russie et cinq républiques d'ex-URSS (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan). Ce sont là deux valeurs incomparables.
Mais la mission de dissuasion qui incombe aux missiles de portée moyenne pourrait être remplie, de nos jours, par des missiles de croisière, de loin moins chers, de stationnement aérien. Selon l'agence d'information Rosbalt, il y a deux ans encore, la Russie a testé avec succès le missile de croisière X-555, d'un rayon d'action de 5.000 km, d'une précision d'impact de 18 à 26 m par rapport au centre de la cible et d'une vitesse de vol de Mach 0,77 (936 km/h). Le missile évolue à une altitude de 40 à 110 m, ce qui lui permet de surmonter tout ABM. Début février, l'agence ARMS-TASS a rapporté que la Russie et l'Inde lançaient les travaux de recherche-développement pour concevoir un missile de croisière hypersonique, en mesure d'atteindre plusieurs Mach.
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