Chili: du champagne au goût de larmes

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Par Piotr Romanov, RIA Novosti

Je ne connais pas de pays où l'on aime Augusto Pinochet. Même l'Espagne franquiste a refusé de délivrer un visa d'entrée au général, ne voulant pas avoir affaire à un personnage politique aussi odieux. Malgré cela, je ne vais pas brosser une nouvelle caricature de l'ex-dictateur chilien. A mon avis, tout est bien plus compliqué.

Les appréciations portées sur l'activité de Pinochet ont été souvent arrachées à leur contexte historique. Par conséquent, on peut qualifier feu Pinochet de grand criminel ou d'excellent homme d'Etat, car l'un comme l'autre est vrai. Cela explique, peut-être, pourquoi le Chili jubile et pleure en même temps aujourd'hui. Le champagne que boivent dans les rues de Santiago ceux qui se réjouissent de sa mort reçoit les larmes non seulement des anciennes victimes du régime de Pinochet qui regrettent que le criminel soit mort sans avoir été condamné par le tribunal, mais aussi celles des Chiliens qui pleurent Augusto Pinochet, car ils croient sincèrement que c'est lui qui a sauvé le pays d'une catastrophe définitive en 1973, au moment du coup d'Etat. Bref, c'est un champagne bien particulier.

En effet, l'année 1973 fut marquée par une grande effusion de sang, des milliers de personnes furent tuées, des dizaines de milliers de personnes subirent des outrages et des tortures inhumaines. Personne n'oubliera les "escadrons de la mort" qui emportèrent des adversaires politiques à demi morts en hélicoptère et les jetèrent dans l'océan. Personne n'oubliera le stade de Santiago où fut torturé l'éminent guitariste, poète et chanteur Viktor Jara: on lui coupa les doigts. Personne n'oubliera les sévices exercés sur les femmes dans les prisons de Pinochet et beaucoup d'autres choses pour lesquelles Augusto Pinochet méritait certainement la peine capitale prévue par la loi.

Mais l'histoire chilienne n'a pas commencé en 1973, comme elle ne s'est pas terminée à la mort d'Augusto Pinochet. L'image romantique du socialiste Salvador Allende qui périt en héros en combattant, la mitraillette à la main, lors de l'assaut du palais présidentiel de La Moneda ne doit pas être, pour un chercheur honnête, un voile dissimulant le chaos dans lequel avait plongé le pays sous sa direction. Les critiques rappelleront tout de suite le rôle peu reluisant joué alors par les Etats-Unis, et ils auront raison. Mais il faut reconnaître également que l'ingérence américaine ne fit qu'aggraver la crise provoquée par les actions inhabiles de la gauche. Un verre de lait pour chaque enfant, ce qui avait été pratiqué sous Allende, ne pouvait pas remplacer une économie efficace permettant à chaque parent d'acheter lui-même du lait à ses enfants.

Je suis certain que Salvador Allende se rendait compte de l'impasse dans laquelle il s'était retrouvé. C'est pourquoi le président était intéressé à sa propre mort héroïque, bien plus que le général Pinochet. Le général fut un criminel, mais pas un sot. Pour le comploteur, un Allende-orateur en exil était préférable à Allende-symbole et martyr.

N'oublions pas non plus ce qu'avait fait Augusto Pinochet après le coup d'Etat. Certes, pas lui-même, mais ses assistants: il invita un groupe de "garçons de Chicago", économistes libéraux, qui l'aidèrent à accomplir le miracle chilien envié aujourd'hui par tous les pays d'Amérique latine. Ce miracle avait été accompli au prix du sang, mais il fut tout de même accompli! Je ne vais pas rappeler tout le sang versé par l'humanité au nom des miracles terrestres, car, malgré cela, la terre est recouverte d'épines. Mais Pinochet a réussi!

Le général avait maintes fois répété (mais personne ne le croyait) qu'il oeuvrait pour le bien du peuple chilien. Ayant parcouru l'Amérique latine au cours de mes multiples voyages, je dois avouer qu'en me rendant au Chili j'étais contraint, sans le vouloir, de tirer chaque fois mon chapeau devant les réalisations du régime de Pinochet. Bref, le général accomplit, pour beaucoup, les promesses qu'il avait faites. Son Fonds des pensions protège aujourd'hui dûment les intérêts des simples retraités chiliens. Pinochet lutta contre l'analphabétisme, de même qu'Allende, etc.

Enfin, rien n'empêchait Pinochet de rester dictateur à vie, son pouvoir était absolu. Il accepta lui-même les élections et transmit le pouvoir à un gouvernement démocratique dans un pays déjà stable et prospère.

Certes, il comprenait que Pinochet et la démocratie étaient, en principe, incompatibles, c'est pourquoi, en quittant le pouvoir graduellement, il garda d'abord temporairement, en tant que garantie, le poste de commandant en chef, ensuite le poste de sénateur. Enfin, il abandonna tout et dut se présenter aux tribunaux pour se défendre dans le cadre de la justice démocratique. Et il en sortit vainqueur.

Il n'évitera pas le Jugement de Dieu, mais on ne vit pas qu'il en eût peur. Augusto Pinochet avoua sa responsabilité politique pour le coup d'Etat et ses suites, mais il est mort sans repentir au sens où l'entend la foi chrétienne.

A mon avis, le Chili d'aujourd'hui est, en fait, l'enfant de deux pères: Salvador Allende et Augusto Pinochet. Le premier lui laissa en héritage l'attachement aux principes démocratiques pour lesquels il a donné sa vie. Le deuxième laissa une économie stable et des instruments sociaux parfaits, sans lesquels la démocratie n'est qu'un moulage.

Bref, c'est du champagne bien particulier.

L'opinion de l'auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.

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