L'année dernière, la Russie a occupé la première place dans l'exportation d'armes vers les pays en développement, signant des accords de livraison d'armes et de matériels de guerre pour 7,1 milliards de dollars, d'après les données du service d'investigation du Congrès américain publiées dans son rapport intitulé "Livraisons d'armes conventionnelles aux pays en développement de 1998 à 2005". Selon ce document, dont les extraits commentés ont été publiés dans le New York Times, Moscou aurait même devancé Washington, bon troisième avec des livraisons estimées à 6,2 milliards de dollars, juste derrière Paris, à 6,3 milliards.
Quelques faits cités dans ce rapport "à sensation" retiennent l'attention. Premièrement, ses données diffèrent substantiellement de l'information fournie au début de l'année par la Commission fédérale russe pour la coopération militaire et technique qui évalue le volume des exportations d'armements russes en 2005 à 6,126 milliards de dollars. A la fin de l'année dernière, ce volume avait été estimé à 5,9 milliards de dollars, ce qui était déjà considéré comme un record (les années précédentes, ce chiffre atteignait à peine les 5 milliards de dollars). La différence de près d'un milliard de dollars constatée entre l'information de la commission fédérale russe et celle du service d'investigation du Congrès américain mérite donc quelques explications.
Washington a d'ailleurs très rapidement éclairci la question. Le fait est qu'a été comptabilisée dans le volume des livraisons d'armes russes à l'étranger pour l'année dernière la vente à l'Iran de batteries de DCA terrestres équipées de missiles Tor-M1. Le rapport ne précise pas si ces missiles ont déjà été livrés ou non. Il se borne à faire savoir que la transaction s'élève à 700 millions de dollars et qu'en plus des missiles de DCA, la Russie a vendu à l'Iran huit avions ravitailleurs. Parmi les livraisons russes à Téhéran, le Congrès a également inclus la modernisation des avions d'assaut Su-24, des chars T-72 et des chasseurs MiG-29. Bref, Moscou est devenu "champion de l'exportation d'armes" non seulement grâce à la Chine et à l'Inde, mais aussi grâce à l'Iran.
Ce dernier fait met en doute l'objectivité et la véracité de l'analyse du Congrès américain. L'exportation de matériels de guerre et d'armements a toujours été une sphère très politisée. Les exemples sont nombreux. Il a suffi au président vénézuélien Hugo Chavez de commencer à critiquer "l'impérialisme américain" pour que le Département d'Etat décrète immédiatement un embargo sur la livraison à Caracas de pièces détachées pour les chasseurs américains F-16. Les forces aériennes du Venezuela ont alors été clouées au sol. Lorsque Hugo Chavez a signé un contrat d'achat pour des chasseurs Su-30, "les meilleurs au monde", le holding aéronautique Sukhoi a lui aussi été frappé de sanctions du Département d'Etat.
A présent, comme le constate Vadim Koziouline, expert du "PIR-Centre" de Moscou (centre d'études politiques), les Etats-Unis essaient d'intimider le monde en lui suggérant que les Russes vendraient leurs armes à n'importe qui, ce qui serait la cause principale des conflits militaires latents. Tout cela est évidemment faux. La Russie a toujours respecté les accords internationaux dans le domaine du commerce des armes, à la différence de certains pays de l'OTAN qui livrent des armes même à la Géorgie qui menace de lancer une guerre contre l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie. Moscou respecte rigoureusement l'interdiction de vendre des armes aux pays en conflit.
Mais la politisation du commerce des armes ne réside pas seulement dans les spéculations dont font l'objet les informations à ce sujet, ou dans le recours à telles ou telles sanctions et à une puissante pression sur tel ou tel gouvernement qui n'achète pas les armes américaines, ou qui en achète, mais pas à un prix avantageux pour les producteurs américains. Le rapport du Congrès reflète également une lutte politique interne aux Etats-Unis. Soulignant les succès remportés par la Russie sur le marché des armes, le rapport met l'accent sur l'abandon par les Etats-Unis de son leadership. Cela se produit à la veille des élections au Congrès, où les démocrates ne cessent d'accuser les républicains de maux évidents ou imaginaires: revers essuyés en Irak et en Afghanistan, "pertes de marchés traditionnels dans le commerce des armes".
Par rapport à 2004, affirme le rapport, les Etats-Unis ont perdu une partie considérable de ce marché. Citons, à titre de comparaison, que le volume des livraisons d'armes effectuées par Washington aux pays en développement atteignait en 2004 9,4 milliards de dollars, contre 5,4 pour la Russie. Les Américains en âge de voter doivent en tirer la conclusion suivante: "Votez pour les démocrates. Ils vous restitueront le leadership, entre autres, dans l'exportation d'armes. Cela créera de nouveaux emplois, de nouveaux bénéfices..."
La situation des ventes d'armes américaines n'est cependant pas si mauvaise que certains veulent le faire croire. Le New York Times indique qu'en 2005 les Etats-Unis arrivaient en tête pour le volume total de contrats de livraison d'armes, en comptabilisant les transactions conclues aussi bien avec les pays développés qu'avec les pays en développement. La somme totale des recettes de Washington a constitué 12,8 milliards de dollars. Bien qu'elle ait diminué un peu par rapport à 2004 (13,2 milliards de dollars), Boeing, Lockheed Martin, General Electric et d'autres grandes compagnies multinationales dans lesquelles les Etats-Unis jouent un rôle de premier ordre, n'en ont pas été pour leurs frais. Il suffit de citer un contrat prévoyant la livraison à la Turquie de chasseurs de cinquième génération F-35 évalué à 7 milliards de dollars. Tous les "progrès" de la Russie en 2005 évalués par le Congrès américain font bien pâle figure devant ce contrat.
N'oublions pas que les Etats-Unis fournissent, et même imposent, leurs armes aux pays de l'OTAN auxquels aucun matériel de guerre russe ne peut être livré, même aux anciens pays du Pacte de Varsovie, dont les armées, soit dit en passant, sont équipées d'armements russes. Les prétextes varient: "incompatibilité des paramètres principaux, des calibres, des systèmes de liaison et de commandement..." Tout cela ne tient pas debout. La Grèce, membre de l'OTAN, dispose d'un système de DCA de fabrication russe, et cela n'affecte nullement les systèmes de liaison et de commandement. Tout simplement, certains Etats sont incapables de résister à la pression de Washington et à ses menaces de sanctions, de refus de crédits ou d'aide...
A Tel-Aviv, de même qu'à Moscou, on parle depuis plusieurs années des avantages et du caractère rationnel de la coopération militaire et technique russo-israélienne. De nombreux employés du complexe militaro-industriel israélien sont issus du complexe militaro-industriel soviétique, nous tenons le même langage scientifique et technique... Pourtant, les Etats-Unis s'y opposent catégoriquement. Washington octroie tous les ans à Israël des crédits de 5 à 6 milliards de dollars pour l'achat d'armes américaines. Après quoi, on apprend tout à coup que les Etats-Unis sont considérablement dépassés par la Russie dans le commerce des armes, ce qui suscite, bien entendu, un sourire ironique chez les spécialistes.
Vadim Koziouline estime qu'il faut remercier les Etats-Unis pour la publicité faite aux succès remportés par la Russie dans le commerce des armes. Il constate, il est vrai, que les méthodes d'évaluation des succès financiers de tels ou tels pays sur le marché mondial des armes sont loin d'être parfaites. L'ONU emploie certaines méthodes, l'Institut SIPRI de Stockholm, éminent expert mondial dans ce domaine, utilise d'autres méthodes et l'Institut d'études stratégiques de Londres, qui fait paraître les recueils The Military Balance, possède aussi les siennes. Les hommes politiques, experts et journalistes de tous les pays se servent de ces informations contradictoires dans des buts de propagande, ce qui met certainement en doute l'authenticité des chiffres cités.
Il y a quelques jours, l'Assemblée générale des Nations unies a pris la décision de constituer un groupe spécial chargé d'élaborer les lois et normes internationales concernant le commerce des armes. Peut-être après leur adoption, les statistiques dans ce domaine seront-elles plus fiables qu'aujourd'hui, avance l'expert.