Homme d'origine orientale (il est né en Turquie) ayant reçu une instruction européenne (pour avoir fait des études au collège américain d'Istanbul et vécu trois ans à New York), Pamuk semblait être une incarnation vivante du temps nouveau. "Il peut comprendre les uns et les autres", auraient pensé les membres du comité Nobel avant d'arrêter leur choix.
Après le scandale des caricatures du prophète Mahomet et le discours de Benoît XVI qui ont fait tant de bruit, il était difficile d'imaginer une meilleure candidature pour le Prix Nobel de littérature. Pamuk devait devenir une solution de compromis permettant le consensus, un élément de liaison, une passerelle jetée d'un bord à l'autre. Il se trouve cependant que le Comité Nobel s'est trompé.
Le "prix de l'amitié" est du coup devenu celui de la discorde. Dimanche, les nationalistes turcs ont annoncé leur intention de porter plainte contre l'Académie suédoise pour l'attribution du Prix Nobel à Orhan Pamuk.
On sait que dans sa patrie l'écrivain a une réputation contradictoire. Il a plus d'une fois été critiqué et attaqué par les nationalistes, en premier lieu par l'Union des avocats, pour avoir pris la défense des minorités arménienne et kurde.
En 2005 Pamuk a confirmé en public le génocide arménien en Turquie, ce qui lui a valu des poursuites pénales engagées par le gouvernement turc. En janvier 2006, les procédures judiciaires ont été arrêtées et, six mois plus tard, le pourvoi de l'Union des avocats qui avait entrevu des "outrages à la nation turque" dans les déclarations de l'homme de lettres a été rejeté. Le scandale s'est calmé mais a laissé un léger arrière-goût.
D'ailleurs, certains critiques soulignent que c'est cet "arrière-goût" qui lui a valu la décision suédoise. L'attribution du Prix Nobel de littérature a depuis longtemps cessé d'être un événement "strictement culturel". Au contraire, le comité a toujours cherché à distinguer les romanciers persécutés. A preuve l'expérience soviétique: tous les cinq Prix Nobel de littérature ont été, d'une façon ou d'une autre, des opposants au régime: Bounine, Pasternak, Cholokhov, Soljenitsyne et Brodski.
A propos, parmi les hommes de lettres soviétiques, c'est avec Brodski que l'on compare le plus souvent Pamuk. D'abord en raison des mêmes problèmes qu'il avait avec l'Etat, ensuite pour avoir reçu lui aussi la plus haute récompense que peut obtenir un écrivain. L'affaire reprend le même circuit.
Les lauréats des deux années précédentes sont eux aussi des personnages à leur manière scandaleux. En 2004, le Prix Nobel de littérature a été remis à la féministe autrichienne Elfriede Jelinek. Proclamant des convictions politiques "de gauche", elle dénonce dans ses oeuvres l'injustice, l'inégalité et la morale hypocrite de la société contemporaine.
C'est à son roman autobiographique La Pianiste qu'elle doit sa célébrité mondiale. Porté à l'écran par Michael Haneke, il a valu à ce dernier, en 2001, la Palme d'Or au festival de Cannes.
En 2005 le Prix Nobel de littérature a été décerné au dramaturge anglais Harold Pinter. N'ayant pas les moyens d'assister personnellement à la cérémonie de remise du prix, le lauréat a présenté, enregistré sur vidéo, un ardent discours anti-Bush. Les témoins oculaires soulignaient que depuis longtemps on n'avait pas connu de scandale aussi choquant à Stockholm bien qu'en principe des histoires retentissantes d'hommes de lettres y soient fréquentes.
En 1970, le Kremlin n'avait pas autorisé Alexandre Soljenitsyne, tout comme à son époque Boris Pasternak, à recevoir officiellement ce prix. La Suède avait alors offert à l'écrivain de lui apporter le prix en secret en URSS. Soljenitsyne avait refusé, pour le recevoir personnellement à Stockholm en 1974. Dans son discours, il avait parlé du danger de l'isolationnisme des cultures et accusé l'ONU de dédaigner ces "petits problèmes".
Un autre homme de lettres qui a souffert pour la littérature est l'Egyptien Naguib Mahfouz, l'unique Prix Nobel de langue arabe. Son roman Awlâd hâratinâ (trad. française "Les fils de la médina") a déclenché des attaques des fondamentalistes islamiques qui l'ont jugé blasphématoire. Interdit de publication en Egypte, il a été publié au Liban, après quoi le mollah égyptien Omar Abdel Rahman a appelé à tuer l'écrivain. En 1994 des fanatiques religieux ont tenté de l'assassiner et l'ont grièvement blessé au couteau.
Naguib Mahfouz a été maudit bien avant Salman Rushdie, proclamé ennemi de la nation et de la religion.
L'attribution du Prix Nobel à Boris Pasternak en automne 1958 a été également entourée de scandales. "Du fait de l'importance qu'a reçue dans la société à laquelle j'appartiens la récompense qui m'a été attribuée, je dois y renoncer. Je vous prie de ne pas prendre mon refus bénévole pour offense", disait le texte du télégramme expédié à Stockholm.
A noter que de toute l'histoire du Prix Nobel, six lauréats l'ont refusé. Des scientifiques allemands qui travaillaient à l'époque du troisième Reich l'ont fait à trois reprises. Tel était l'ordre du führer. Parmi les écrivains, il y eut Boris Pasternak et Jean-Paul Sartre (1964). Le sixième était Le Doc Tho, Prix Nobel de la paix en 1973. Tous les autres ont fièrement porté jusqu'à la fin la lourde charge de lauréat du Nobel.
(Article rédigé par la rédaction Internet du site www.rian.ru sur la base des dépêches de l'agence RIA Novosti et à partir d'autres sources).