Une page se tourne dans la politique extérieure américaine

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Entretien de Jim Hoagland, du Washington Post, avec Dmitri Kossyrev, commentateur politique de RIA Novosti.

D.K. Monsieur Hoagland, comment décririez-vous l'état d'esprit de la classe politique américaine au moment où les limites de la puissance américaine et de sa capacité à refaire à son goût le monde et notamment le Proche-Orient sont déjà visibles? En fait, c'est la fin du rêve américain, celui d'être la seule superpuissance et de dominer le monde: il est temps pour l'Amérique de battre en retraite vers des positions préparées de longue date et de tracer de nouvelles "lignes rouges". Coéditeur et rédacteur en chef adjoint du Washington Post, principal journaliste international de l'édition, vous participez très activement à l'élaboration de ces nouvelles positions. Que pensez-vous des changements qui marquent la pensée politique aux Etats-Unis?

J.H. Je ne suis pas sûr que dominer le monde entier soit bien le rêve américain. Mais il y a peut être un autre rêve américain, celui de donner des leçons au monde entier. Ce qui pourrait agacer le monde tout autant que les tentatives de le dominer.

D.K. Et même encore plus...

J.H. Oui, encore plus. Car ce rôle n'engage pas la responsabilité du dominateur. Et pourtant, je pense que nous avons dû nous-mêmes apprendre bien des leçons. Il y a aujourd'hui de très sérieuses questions sur la nature du leadership américain dans le monde. Sans conteste, la conception du leadership n'est pas perçue aujourd'hui aussi inconditionnellement qu'on peut le penser, contrairement à ce que le président Bush a affirmé et à ce à quoi il semble toujours croire. Mais je ne suis pas sûr d'ailleurs que l'expérience de ces deux dernières années ait poussé le président Bush à changer radicalement de vues. Il y a certes des corrections dans la politique et dans le style dans lequel l'Amérique, ou l'administration Bush, exprime sa vision du monde. Mais je ne pense pas que les ambitions et les fondements de la pensée du président aient changé. J'ignore si c'est bien ou mal, j'éviterai de donner un jugement ici et maintenant. Il importe de ne pas oublier qu'il a encore devant lui deux ans et demi de mandat. Et qu'il veut réaliser encore beaucoup de ses projets. Vous avez mentionné l'Irak: c'était une expérience tragique pour les Américains. Au début de la guerre, j'ai dit à mon ami français, avec lequel nous débattions du bien-fondé de l'invasion de l'Irak, que les Américains commettaient sûrement une erreur. Je me référais alors au début de la Seconde guerre mondiale. Nous autres Américains avons à l'époque commis d'énormes erreurs, mais nous avons par la suite trouvé le moyen d'apprendre de ces erreurs et de les corriger. Et, en fin de compte, de remporter cette guerre, avec nos alliés, dont ce pays immense que vous connaissez, l'Union soviétique. Je ne peux affirmer aujourd'hui que nous ayons rapidement appris de nos erreurs en Irak.

D.K. Revenons à ma question. Voilà ce qui m'intéresse: si quelque chose change dans la situation de l'Amérique dans le monde, si nous avons le sentiment que des leçons doivent être retenues, certains se réunissent pour débattre des changements en politique, comme nous l'avons récemment fait à Moscou, lors des séances du club de Valdaï. Et je ne parle pas du vaste public, bien que celui-ci ressente en règle générale les signes précurseurs des changements.

J.H. J'ai commencé à parler de l'Irak, car c'est une question clef qui est à la base de tous les changements: dans la tonalité et dans les sentiments que avez évoqués. Des sondages montrent que le public a de gros doutes au sujet de l'Irak, de la capacité de l'administration Bush d'y appliquer une politique. Mais je ne pense pas que cela conduise à des changements dans la pensée sur la nature de notre système et de notre pays.

D.K. Dites plutôt de la nature de son rôle dans le monde. Le monde, en fin de compte, n'a presque pas tenté de changer votre pays. C'est même le contraire.

J.H. La pensée américaine a tendance à changer constamment d'orientation, passant d'un super-engagement dans les affaires mondiales à l'idée d'une "Amérique forteresse ". Dans ce dernier cas, il s'agit d'un seul désir: laissez-nous en paix! Mais l'un des enseignements du 11 septembre est, pour les Américains, qu'il est très difficile, voire impossible, qu'on les laisse en paix. La majorité des Américains ajouteraient: "malheureusement". Ce qui veut dire qu'on est bien loin de cette admiration pour eux-mêmes avec laquelle les Américains avaient parlé de leur invasion de l'Irak.

D.K. Je ne pense pas que les choses en viennent à l'idée d'une "Amérique forteresse", mais, si vous commencez à vous retirer du Proche-Orient, où passeront les nouvelles "lignes rouges" dans cette région riche en pétrole et en gaz?

J.H. C'est là une question clef. A mon avis, il y a ici une tendance à passer de la retraite au refrènement. Le terrorisme islamique, la "guerre sainte" qu'il mène, les programmes nucléaires iraniens et le Proche-Orient dans son ensemble: nous avons peu de chances de changer tout cela avant que George Bush ne quitte son poste et, probablement, avant un certain nombre d'années encore. Mais nous ne pouvons changer cette orientation au point d'en venir à un autre extrême: une politique isolationniste. Car "eux" ne nous laisseront pas en paix.

D.K. Vous avez sans doute remarqué que je veux amener la conversation sur la Caspienne et sur l'Iran, en tant que partie de la Caspienne. Car nous le concevons justement comme un pays faisant partie de la Caspienne.

J.H. Ce n'est pas notre cas. Au sens politique, il fait partie du Proche-Orient. Bien que géographiquement, l'Iran appartienne plus à la Caspienne qu'au Proche-Orient. A une certaine époque, j'ai été correspondant proche-oriental du Washington Post. La première chose que j'ai faite a été d'aller en Iran. J'ai compris - et c'était au début des années 1970 - que ce pays est tellement "autre", tellement difficile, qu'il valait mieux ne rien du tout écrire à son sujet.

D.K. Qu'est ce qui explique ce nouvel intérêt américain pour la Caspienne, après vos revers au Proche-Orient et l'échec de votre politique en Asie centrale? Le pétrole de la Caspienne est pour vous une solution de rechange en cas de perte totale ou partielle du Proche-Orient?

J.H. C'est en partie vrai, mais je pense que les Américains, dans leur majorité, y compris dans l'élite, auraient du mal à comprendre ce que vous dites. Pour eux, la Caspienne n'est pas une alternative au Proche-Orient. Il se peut que d'aucuns, parmi ceux qui mettent en place la politique de l'administration, pensent comme vous. Mais cette idée n'est pas tellement répandue. La majorité pense autrement: que l'ordre politique au Proche-Orient, y compris dans les pays qui fournissent du pétrole au monde, est intolérable, et que nous avons besoin d'une alternative. Nous croyions que l'Iran serait cette alternative. Ce fut un échec. Il se peut qu'un petit groupe d'hommes réfléchisse en effet comme ça au sujet de la Caspienne. Mais soyons honnêtes et souvenons-nous de l'administration Clinton: quel était un des grands axes de sa politique? Obtenir le contrôle des oléoducs caspiens passant le plus loin possible de la Russie.

D.K. C'est aussi ce que vous tentez de faire aujourd'hui.

J.H. Mais cela a commencé sous Clinton. C'est une politique américaine permanente. Je ne dis pas qu'elle est sage, mais elle a trait à la Russie car elle l'empêche à ré-engloutir les ex-républiques soviétiques. Cela constitue un élément plus important de la politique américaine que l'idée selon laquelle la Caspienne est une alternative au Proche-Orient.

D.K. Le fait que cette politique - celle qui vise à empêcher la réintégration de la CEI - ne réussit pas dans tous les cas, ne se trouve-t-il pas à la base des tensions qui montent entre Moscou et Washington? Car, en fait, dans la situation dans laquelle vous vous êtes retrouvés, vous devriez mieux comprendre nos intérêts et nous écouter avec davantage d'attention, surtout si nous avions raison au sujet de l'Irak. Au lieu de cela, les vagues d'agacement américain continuent de déferler sur la Russie. Pourquoi ne pas reconnaître que la Russie a parfois raison elle aussi?

J.H. Au sujet de l'Irak?

D.K. Et de l'Iran aussi. Dans le cas de l'Irak, nous avions énuméré tous les problèmes que vous y rencontreriez, et nous avons eu raison. Moi-même je rédigeais des articles à ce sujet. Nous vous avons averti au sujet de l'Asie centrale et nous avons eu raison là aussi.

J.H. Je pense que la politique de Washington à l'égard de la Russie gagne en modération. Y compris pour les raisons que vous avez énumérées. Il y a un an, lorsque nous participions, vous et moi, à l'une des conférences de Valdaï, Washington avait des attentes exagérées quant à la vague de "révolutions oranges", quant à la "démocratie en marche", mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Aujourd'hui, vous entendrez plutôt ceci: il faut trouver les moyens de travailler avec la nouvelle situation politique en Ukraine, de coopérer avec M. Ianoukovitch. Vous n'entendrez plus que la Russie est la "suivante". Ce qui veut dire qu'il y a maintenant davantage de compréhension sur la nécessité de travailler avec la Russie là où cela est possible. Par rapport à l'année dernière, il y a à mon avis des "moments" ressentis par Moscou comme un "châtiment corporel". Le discours du vice-président Cheney en est l'exemple. Mais c'est à peine si vous pourrez trouver quelque chose d'autre.

D.K. Il y a aussi des articles le plus souvent négatifs au sujet de la Russie dans des éditions sérieuses. Cela traduit l'agacement face au fait que certains rêves ne se sont pas réalisés. D'aucuns voudraient faire de nous un des dociles alliés américains, professant sans doute cette vérité selon laquelle ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. Or, apprend-on maintenant, nous sommes un pays qui souhaite avoir son propre point de vue et insister dessus, qui veut faire part de son expérience. Un pays ami mais pas tout à fait au sens où l'entendent les Etats-Unis.

J.H. Je ne doute pas qu'il y ait des gens qui pensent et écrivent comme ça. Mais je ne pense pas que cela constitue le fondement de la politique actuelle.

D.K. Et, dernière question, combien de temps prendra le passage à cette nouvelle politique, de ses ébauches à des formules claires? Si les démocrates arrivent au pouvoir, ce changement sera-t-il visible?

J.H. Je pense que si les démocrates remportent la Maison-Blanche, il serait normal d'attendre d'eux qu'ils réalisent des changements en politique extérieure et que l'un des éléments les plus importants soient de nouveaux efforts à l'égard de la Russie. Mais quelles formes revêtiront ces efforts - s'agira-t-il d'un soutien aux mouvements démocratiques en Russie ou d'une plus étroite coopération avec le Kremlin sur tel ou tel problème? - cela dépendra du nouveau président démocrate et des conseillers que lui - ou elle - auront. Je n'oserai pas le prédire maintenant mais la Russie acquerra une nouvelle signification pour les Etats-Unis durant la première année de la nouvelle administration.

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