Cesser d'être un Honduras pétrolier

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Par Alexandre Pogorelski, directeur de l'Institut de l'Europe orientale, membre du Conseil d'experts de RIA Novosti

Un concours de circonstance qui a fait incroyablement monter les prix des matières énergétiques a changé le cours de la vie en Russie et dans tous les pays limitrophes. D'une manière ou d'une autre, ces Etats évoluent sur l'orbite économique de la Russie. Cette circonstance a produit l'illusion que ce boom n'aurait pas de fin. D'où les idées d'une suprématie énergétique permettant de dicter ses règles du jeu non seulement à ses voisins mais, aussi, à l'Europe et aux autres grandes puissances.

En réalité, il s'agit là d'une aberration dangereuse. Jamais encore les propriétaires de matières premières n'ont dicté leur volonté. Ce serait comme si le Honduras, profitant d'un déséquilibre de la production de bananes sur le marché mondial, se déclarait superpuissance bananière. Les différences sont pourtant profondes. La Russie telle quelle est déjà une grande puissance, du point de vue de son histoire, de ses ambitions et de ses perspectives. On ne peut pourtant prétendre à un rôle important avec pour atout dans son jeu le seul secteur pétrogazier.

La Russie est aujourd'hui un immense marché pour les produits fabriqués dans les pays de la CEI. Elle est en même temps productrice de marchandises dont ces pays ont besoin. Elle est encore un puissant point d'attraction pour les migrants. Et enfin, elle est un immense centre culturel. Dans les ex-républiques soviétiques, les gens continuent de regarder des films russes, de lire des livres russes, et d'apporter leur part à la littérature russe. Ce phénomène culturel ne saurait être surestimé.

Il y a lieu de rappeler ici la parabole de la vache. Une méchante vache ne donne pas de lait. Une vache méchante remplit pleinement le seau pour, d'un coup de sabot, le renverser. Dans bien des cas, nous nous comportons avec nos voisins comme cette vilaine bête. D'ailleurs, ce comportement se traduit aussi à travers la politique intérieure. En effet, ayant amassé d'énormes réserves de change, critère universel appelé à encourager les investissements étrangers, nous avons donné à notre pays, au moyen de la seule affaire Ioukos, une réputation qui a effrayé un grand nombre d'investisseurs. De même, possédant des instruments d'influence puissants, nous avons agi, à l'égard de l'Ukraine ou de la Géorgie, de façon si maladroite que la Russie a perdu tout attrait pour ces pays. Il faut noter cependant que l'incapacité à utiliser le potentiel de la force tranquille n'est pas seulement l'apanage de la Russie, mais également des Etats-Unis qui renforcent souvent eux-mêmes l'aversion qu'ils inspirent dans le monde. S'accroissent également les tendances antirusses que nous provoquons et multiplions nous-mêmes.

Pourquoi la Pologne, par exemple, dépasse la Russie dans l'espace postsoviétique, notamment en Ukraine? Parce que les Polonais considèrent depuis le début les nouvelles républiques souveraines comme des nations, quoique se trouvant à une étape de naissance. En ce qui concerne les Russes, ils ont gardé pendant longtemps une attitude chauvine dans leurs relations avec ces pays indépendants, et considéré leurs leaders comme des chefs de sections régionales d'un parti. Il est grand temps d'abandonner les ambitions impériales et de mettre un terme aux discussions sur l'URSS, elle a disparu pour toujours. Tenter de la restaurer c'est demander de faire un poussin avec une omelette. Les projets intitulés "Nouveaux Etats indépendants" se réalisent d'une façon ou d'une autre. Nous serons de toute façon obligés de compter avec ces pays et avec leurs peuples.

Lorsque nous parlons des problèmes de développement de la Russie, force est d'avouer que la dépendance envers le pétrole est à l'origine des situations pénibles auxquelles les Russes sont confrontés. Si l'Union Soviétique a éclaté, ce n'est pas seulement parce qu'elle a abusé des mécanismes de la force brutale ou a déclenché une guerre éreintante en Afghanistan, mais avant tout parce qu'elle s'est laissée devenir dépendante du pétrole.

Aujourd'hui, nous sommes tous mutuellement liés dans la CEI. L'argent va de Russie dans les pays voisins, porté par les travailleurs migrants ou sous forme de règlement des livraisons de marchandises. Il ne faut pas négliger la menace d'une chute des cours du pétrole, parce que les prix ont la faculté de baisser de temps à autre. Ce sera un coup dur pour la Russie. Et un krach pour de nombreux pays de la CEI. Imaginez un instant que 10% de la population du Tadjikistan, qui plus est des hommes dans la plénitude de leurs forces, reviennent au pays sans argent, sans perspective dans la vie. A quel point sanglant serait leur retour!

Un danger sérieux émane aussi des illusions nourries au sujet des ressources naturelles de la Russie. Le pays n'est pas aussi riche que nous le pensons. Deux tiers de ses réserves sont concentrés dans des régions difficilement accessibles et un tiers dans les fonds marins. La Russie ne possède pas de technologies de liquéfaction de gaz. Elle ne peut pas manoeuvrer librement ses ressources parce qu'elle est liée à ses clients. Les canalisations russes vont aujourd'hui en Europe. Si un client trouve un autre marché, nous nous retrouverons en position d'otage de nos propres contrats. A preuve le projet Blue Stream: à peine le gazoduc arrivé en Turquie, on a appris qu'il n'y avait plus, tout compte fait, d'acheteur de gaz.

Naturellement, nous ne devons en aucune circonstance renoncer à nos richesses pétrolières. Elles nous ont été données par Dieu et découvertes grâce aux efforts produits à l'époque de Béria (ministre de l'Intérieur à l'époque soviétique). Puisque nous exploitons ces richesses, nous sommes tentés de promouvoir d'autres branches économiques, entre autres l'industrie de transformation. Et pourquoi ne pas carrément développer tout à la fois? Ce serait justement la même erreur que celle commise par l'URSS. Elle a décidé de construire un chemin de fer transeurasien allant du Pacifique à l'Atlantique pour faire concurrence aux pétroliers qui mettaient 24 jours à franchir la même distance, mais qui au bout du compte sont restés sensiblement moins chers. Nous avons fini par adopter des projets énormes qui consommaient une énergie colossale. Nous avons tendu vers une croissance des armements. Un tel programme est très dangereux. Maintenant, nous serons obligés, nolens volens, de développer la recherche, en premier lieu dans la filière combustible-énergie. C'est la condition sine qua non pour que les processus qui en dépendent se poursuivent en régime continu.

Il faut avouer franchement que nous avons peut-être raté la période industrielle de notre développement. Depuis que la Chine et l'Inde ont démarré sur les chapeaux de roues, nos chances de leur faire une concurrence sérieuse sur le marché international sont minimes. Nous n'aurons jamais une main-d'oeuvre aussi assidue et disciplinée, nous n'aurons pas pendant encore longtemps le même niveau d'organisation du personnel.

Au lieu des projets dispendieux, il faut développer le potentiel intellectuel créatif. En premier lieu l'enseignement qui, tout compte fait, doit être réorganisé de façon radicale et, ce qui n'est pas moins important, l'éducation. Dans le domaine de l'informatique et de l'art, les perspectives sont immenses. Le succès ou l'échec de la construction d'un modèle social attrayant en Russie apportera la réponse à la question de savoir si elle restera un centre d'attraction pour les pays qui naguère faisaient partie de l'Union Soviétique. Si le ménage kazakh moyen envoie son enfant faire des études à Moscou ou à Saint-Pétersbourg et non à Londres ou à Paris, alors ce sera un grand progrès pour nous.

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