Klaxons joyeux et silences glaçants se succèdent à Miami, ville américaine séparée par un détroit de l'île de Cuba. Installés massivement en Floride, les émigrés cubains sont suspendus aux nouvelles venant de l'autre rive, impatients d'entendre les bribes d'une marche funèbre ou des salves d'artillerie déplorant celui qui fait figure ici de cruel dictateur.
Cet optimisme n'est pas sans fondement. Lundi dernier, un présentateur de la télévision havanaise lisait d'une voix monotone une lettre par laquelle le dirigeant à la fois du gouvernement, du parti communiste et des forces armées cubains, âgé de 79 ans, transmettait provisoirement ses pouvoirs à son frère Raul, de cinq ans son cadet. Fidel Castro se plaignait d'avoir subi un énorme stress lors de ses récents déplacements en Argentine et à l'intérieur de Cuba et de souffrir de saignements intestinaux nécessitant une intervention chirurgicale et plusieurs semaines de repos...
En raison de cette maladie, les célébrités programmées pour le 13 août à l'occasion de l'anniversaire du leader cubain ont été reportées au 2 décembre pour coïncider avec le 50e anniversaire de l'armée cubaine.
Cette passation de pouvoir est sans précédent, car si le monde s'est préparé plus d'une fois, au cours des dernières décennies, à la mort de Fidel Castro, le dernier communiste de l'hémisphère Ouest a toujours fini par laisser ses fossoyeurs bouche bée.
Depuis quelques années, l'homme fort de La Havane, vêtu de son éternel uniforme kaki, cache une santé fragile. Le 23 juin 2001, lors d'un discours prononcé imprudemment en plein soleil, le Lider Maximo s'est évanoui. Un malaise qui a ému l'audience plus que sa fameuse éloquence.
Le 20 octobre 2004, en descendant d'une tribune, Fidel Castro est tombé en trébuchant pour se fracasser un bras et la rotule d'un genou. A Miami, on recommençait à gonfler des ballons multicolores. Cependant, moins de deux mois plus tard, le doyen cubain réapparaissait en public, en présence de plusieurs hauts responsables étrangers, et émerveillait à nouveau les masses populaires par ses longs discours.
De sa santé, Fidel Castro peut être fier, surtout devant les médecins de la CIA qu'il aime à désenchanter. A une époque, dans le souci de déshonorer le leader cubain, l'agence américaine a tenté de lui mettre dans les chaussures de la poudre toxique pour lui faire tomber sa barbe, symbole de virilité et, croyait-on à Langley, d'antiaméricanisme. Mais en vain, car le cireur de chaussures de Fidel Castro a vendu la mèche.
Depuis, les services de renseignement américains n'en finissent pas de surveiller le dirigeant cubain. En novembre 2005, ils ont rendu public un rapport secret prétendant que le Lider Maximo serait atteint depuis 1998 de la maladie de Parkinson, autrement dit de la dégradation progressive du système nerveux central. En avril dernier, le diagnostic s'est alourdi: des membres anonymes de l'administration américaine qui veillent à la situation à Cuba ont prédit la mort de Fidel Castro au bout de quatre ans. Ainsi, l'homme fort de la Havane en aurait encore pour trois ans.
En réalité, le vieux révolutionnaire n'a fait qu'arrêter de fumer les fameux cigares cubains. Pour le reste, Fidel Castro ne se fait pas d'illusions, et il est loin de se croire immortel, à l'instar de la doctrine de Karl Marx qu'il adore tant.
"Je resterai parmi vous tant que je me sentirai utile", a-t-il promis en 2003, lorsqu'il entamait son sixième mandat à la tête du Conseil d'Etat. Et d'ajouter philosophiquement: "Si la nature n'en décide pas autrement".
Quelle que soit la décision que prendra cette fois-ci la nature, Fidel Castro sait en tout cas à qui il confiera la direction du pays.
Alors qu'en Russie, en prévision du prochain départ de Vladimir Poutine, les politologues se déchirent entre Dmitri Medvedev, Sergueï Ivanov et on ne sait qui encore pour dépister le dauphin, le numéro un cubain a sans surprise désigné à sa succession son frère Raul Castro, vice-président du Conseil d'Etat et ministre de la Défense. En 1959, trois semaines après son accession au pouvoir, Fidel Castro avait lui-même déclaré que son frère lui emboîterait le pas, et il confirmera son choix à plus d'une reprise.
"Raul est plus jeune que moi. Il est plus énergique et a plus de temps à sa disposition", aimait à dire Fidel Castro, avant de préciser: "Je serai suivi d'autres qui sont plus radicaux que moi-même". Une déclaration qui apparaît cruciale vu la maladie du chef de l'Etat.
Nul ne peut affirmer que Raul Castro a passé les cinq dernières décennies dans l'ombre de son frère aîné. Il les a passées à ses côtés.
Moins grand de taille et moins charismatique que Fidel, Raul est toutefois perçu par beaucoup de Cubains comme un pragmatique plus proche du peuple.
Paradoxe: le frère cadet ne s'est jamais senti gêné par la perspective de remplacer l'aîné. Qui plus est, il a évoqué l'après-Fidel en public, devant sa hiérarchie, sans cacher une certaine impatience de se délier les mains.
"Y aura-t-il des changements à Cuba?" s'interrogeait-il de façon rhétorique. Et il répondait: "Oui, vous verrez une nouvelle forme du socialisme et encore quelque chose qui ne manquera pas de vous plaire: une société plus démocratique". Reste à savoir ce qu'il entendait par démocratie.
Toujours est-il que Raul Castro est perçu par la population, surtout au sein de l'opposition, comme un leader potentiellement plus radical. L'incontestable supériorité de l'idéologie marxiste, il l'avait comprise beaucoup plus tôt que son frère, et il demeure jusqu'à présent fidèle à ses convictions. Depuis la révolution, Cuba n'a pas connu un haut responsable plus impitoyable vis-à-vis de ses ennemis que Raul Castro.
Dans le même temps, le dauphin semble doué d'une certaine souplesse. Après l'éclatement de l'Union soviétique en 1991, quand Cuba était au bord de la famine, Raul a prononcé une phrase qui en a étonné plus d'un: "Les fèves ne sont pas moins importantes que les canons, pour ne pas dire davantage", avant de se prononcer pour l'ouverture de marchés paysans fonctionnant selon les principes de la libre entreprise.
Nombreux sont donc ceux qui s'empressent de conclure que le frère cadet lorgne sur la Chine où l'hégémonie du Parti communiste cohabite bizarrement avec une économie de marché.
D'ailleurs, rien n'exclut que ces hypothèses, comme cela a souvent été le cas par le passé, soient prématurées. Fidel Castro, le dinosaure du marxisme latino-américain, pourrait toujours se remettre. Ainsi, les habitants de Miami peuvent bien tendre l'oreille: aucune marche funèbre ne se fait entendre. On dit qu'un vrai soldat ne meurt pas, il s'en va dans le néant sans que rien ne change après son départ.
(L'avis de l'auteur ne coïncide pas forcément avec celui de la rédaction.)