L'Italie a gagné. Le football, c'est moins sûr.

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Par Ivan Dmitrienko, RIA Novosti

L'Italie est championne. Personne ne le contestera. On pourrait longtemps palabrer sur l'équité du résultat final du match - nul à l'issue de la prolongation et victoire dans l'épreuve des tirs au but 5:3 sur la France (dans ces cas-là, il n'est jamais fait état des mérites de l'équipe vaincue), mais cela ne servirait à rien. Parce que le Mondial 2006 est terminé et appartient désormais au passé et que dans un mois au plus tard plus personne ne fera allusion au hasard grâce auquel les Italiens ont battu les Français.

Cependant, une finale c'est une finale et celle du 9 juillet à Berlin n'a laissé indifférent personne, même pas le supporter le plus neutre (quoique, force est de reconnaître que dans ce match il était difficile d'encourager plus une équipe que l'autre!). Et ce sont justement ceux qui ont su rester neutres jusqu'au bout qui ont tiré profit du résultat: alors que les Italiens en liesse et les Français en deuil revivent les péripéties de la finale, les supporters les plus neutres sont déjà loin de Berlin et de son Olympiastadion. Et puis nous sommes certains que bon nombre d'entre eux se posent cette question: "L'Italie a gagné. Mais est-ce aussi le cas du football?"

Effectivement, le modèle de jeu des Italiens, leur traditionnel "catenaccio" sont souvent qualifiés d'"anti-football". Cet "anti-football" est fondé sur une discipline de jeu irréprochable, une défense bien huilée et un milieu de terrain jouant en retrait. Comme nous le voyons, l'essentiel ici c'est la défense, toujours la défense... Incontestablement, le système est "payant", nous l'avons vu une fois de plus au cours du match contre les Français, quand durant toute la seconde mi-temps et la prolongation la Squadra Azzura a patiemment repoussé les attaques de l'adversaire, attendant la série des penaltys pour venir à bout de ces tenaces de Bleus. Mais ces derniers, ils n'étaient pas loin non plus des Italiens. Bien sûr, leur façon de jouer est quelque peu différente, mais en s'en tenant à ce bon vieux slogan: "Quand tout va bien derrière, on peut aller voir ce qui se passe devant".

Comment ici ne pas se remémorer le fameux succès de l'équipe de Grèce à l'Euro 2004? On a tellement dit et écrit de choses à ce sujet qu'on ne veut plus rien ajouter. L'accession de cette équipe à la finale elle aussi était probablement logique: à ce jour c'est là la tactique la plus rentable en football. Les résultats de certains matches le confirment: par exemple, les malchanceux des deux demi-finales - l'Allemagne et le Portugal - pratiquent un football plus agressif. D'ailleurs, si les sélections brésilienne, argentine et néerlandaise, qui avant le Mondial faisaient, elles aussi, figure de favoris, avaient connu davantage de réussite, elles auraient très bien pu démonter notre thèse. Mais elles ont échoué en raison de profonds problèmes internes alors que le jeu de ces équipes avait séduit un public nombreux.

Cependant, on ne saurait se livrer à des conclusions trop hâtives. Ceux qui se sont empressés d'en faire ne sont pas allés jusqu'au fond de la question. Non, le football n'est pas devenu plus défensif ou moins offensif. On a tout simplement vu apparaître au premier plan d'autres qualités, d'autres valeurs. Rien de plus normal d'ailleurs car le football, le plus populaire des jeux du moment, se doit de vivre et de se développer selon les lois de la société: si les règles et clauses essentielles restent immuables, le jeu en tant que tel change, évolue, devient progressivement plus athlétique, plus rigoureux, plus viril. La force et l'engagement physiques, l'endurance, la combativité, le souci de la performance, la discipline et l'esprit d'équipe jouent un rôle de plus en plus grand. Ce qui a évidemment des retombées négatives sur l'esthéticité, chose qui a du reste été démontrée par le dernier Mondial. Le ballon avait beaucoup de mal à trouver le chemin des filets et quand cela se produisait, c'était au forceps. Les attaquants avaient toutes les peines du monde à percer les défenses aussi denses que bien rôdées et quand ils réussissaient, c'était presque toujours à la suite d'erreurs de la partie adverse. Au moindre danger toute l'équipe se repliait, il n'y avait plus d'espaces pour les contre-attaques et dans la plupart des cas, le jeu versait dans la lenteur et l'insipidité.

Au cours de certains matches - plus particulièrement quand ils étaient disputés par des équipes moyennes mais les "grands" eux aussi pêchaient - les joueurs ne voyaient pas d'autre solution pour développer une attaque que d'expédier des centres en hauteur dans la surface de réparation dans l'espoir qu'ils seraient repris de la tête par les attaquants (encore des duels) ou encore faisaient de longues passes latérales. Les supporters regardaient, désabusés d'abord, puis réagissaient en sifflant... Le rôle des coups de pied arrêtés s'est notablement accru: souvenez-vous: ils sont à l'origine des deux buts de la finale. Or, ce type de but n'a jamais été en vogue chez les footballophiles: aussi belle leur exécution soit-elle, ils ne sont que des combinaisons bien rôdées, dépourvues de toute improvisation et créativité. Enfin, la tactique dite de la "préservation du score", outrageusement utilisée lors du Mondial 2006, a eu une incidence funeste sur le développement du football. Elle consiste en ce que l'équipe qui la première a encaissé un but n'a pratiquement aucune chance d'égaliser car son adversaire n'a alors plus qu'un seul souci: casser le jeu, gagner du temps jusqu'au coup de sifflet final et remporter le match 1:0. Or, il n'y a pas longtemps encore ce "calcul de raison" était inenvisageable, les footballeurs jouaient avec passion, laissant toute leur énergie et toutes leurs émotions sur le terrain. Avant de tirer un coup franc, il ne serait venu à l'idée de personne de consulter le tableau d'affichage, de calculer le temps restant à jouer de manière à prendre une décision appropriée: envoyer le ballon dans la surface de réparation adverse ou bien l'adresser en retrait à son gardien.

Une autre chose regrettable. De nombreux sélectionneurs misent trop sur le jeu collectif et sans le vouloir ne permettent pas aux joueurs de talent de s'extérioriser; nous voyons évoluer sur les terrains des exécutants toujours plus nombreux et des Individualités de plus en plus rares. A titre d'exemple, on pourrait prendre ici la Seleçao brésilienne. Disposant de toute une "constellation", il a trouvé le moyen d'élaborer une stratégie qui a empêché les joueurs de cette équipe de se mettre en valeur.

La seule "star" à avoir tiré son épingle du jeu à ce Mondial est Zinedine Zidane, et encore il a raccroché les crampons. Force est de dire que mis à part le regrettable incident de la finale, les derniers matches de sa carrière ont été sinon brillants, du moins de très belle facture, et ce parce qu'il a joué autant pour son équipe que pour lui-même, pour prouver à ses détracteurs que c'était un Footballeur avec une majuscule et que l'âge ne comptait pas pour lui.

D'ailleurs, de jeunes étoiles continuent de naître au firmament du football: la Coupe du monde 2006 a vu l'éclosion de l'Allemand Philipp Lahm, du Français Franck Ribery et de l'Argentin Lionel Messi, mais s'ils continuent d'être employés sur le terrain de cette façon, il est peu probable qu'ils se hissent au niveau de leurs illustres compatriotes Franz Beckenbauer, Michel Platini et Diego Maradona.

Toutes ces tendances dans le football contemporain se devinaient depuis longtemps, mais au Mondial 2006 elles se sont pleinement révélées. Le football va-t-il devenir un "athlétisme avec ballon" ou une "lutte libre avec ballon". Difficile de répondre. En tout cas, sa popularité se porte à merveille: les 64 matches de la phase finale de la Coupe du monde ont été joués à guichets fermés. Tout simplement parce que le football est depuis longtemps sorti du cadre d'une simple compétition sportive; ceux qui continuent de prétendre que c'est un amusement ridicule, auquel s'adonnent des demeurés, ont pris un sérieux retard sur l'existence. Les politiques cultivés et réfléchis ont vu dans le football une force mobilisatrice (chose révélée aussi par le Mondial), ils soutiennent son développement chez eux pour entretenir le génie national. Parfois le football est aussi mis à contribution dans les campagnes électorales. Quant à la composante économique de ce sport, on pourrait longtemps en parler mais tout revient à ceci: à l'heure qu'il est le football est un secteur autonome de l'économie non productive, pas toujours lucrative il est vrai. Enfin, le football est un des vecteurs de la culture dite de masse au même titre que le cinéma et la musique pop. Par conséquent, il n'y a pas de souci à se faire au sujet du taux de remplissage des stades. En tout cas pas pour l'instant. Après? Ne nous perdons pas en conjecture, attendons.

Quoi qu'il en soit, le football sans spectacle, sans numéros solo, ce n'est plus le football. Ces derniers temps, des voix se sont entendre, préconisant une réforme qui changerait du tout au tout les règles du jeu. On pourrait, comme en patinage artistique, attribuer des points supplémentaires pour la qualité de la prestation. Pourquoi pas? Cela aiderait probablement à régler le problème. Seulement il faudrait alors rebaptiser ce jeu. Parce que cela ne serait plus du football.

Mais faut-il vraiment changer quelque chose? Regardez. Les matches les plus importants sont rarement spectaculaires, mais dans quel climat passionné ils se déroulent! On peut penser que la tension qui règne sur le terrain et dans les tribunes n'est pas loin de celle vécue par les heureux témoins du lancement du premier voyageur de l'espace ou de tout autre événement de portée universelle. Et puis qui pourrait remplacer les buts de toute beauté? Personne. Vous vous souvenez de la fantastique reprise de volée de Maximiliano Rodriguez face au Mexique? Et du bolide décoché par Bastian Schweinsteiger lors de la petite finale? Deux exemples pris parmi tant d'autres. Par conséquent, il n'est pas nécessaire de modifier les règles de notre sport de prédilection. Quant aux adeptes du beau jeu et des actions individuelles ensorcelantes, je leur conseille de se rendre à la boutique de fans la plus proche et de s'y procurer des vidéos de matches remontant à 20-40 ans. Vous savez, ceux disputés à l'époque par les Pelé, Maradona, Cruyff et autres légendes du football. Pour se délecter avec, quand même, une pointe d'amertume en pensant que c'est du passé.

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