A la veille du sommet du G8 de Saint-Pétersbourg, le président russe Vladimir Poutine est revenu à la vieille initiative avancée encore par Mikhaïl Gorbatchev, celle d'élaborer une approche commune en matière de sécurité globale qui soit résolument nouvelle et acceptable pour la plupart des pays civilisés. Autrement dit, il s'agit de concevoir de solides garanties en faveur du développement durable et prévisible de l'humanité.
Gorbatchev, lui, parlait de "vues neuves sur notre pays et le monde". Dans la bouche de Vladimir Poutine, l'idée est formulée autrement, mais son essence reste la même. Dans une interview accordée à la chaîne de télévision américaine ABC, le président russe a notamment déclaré: "Je pense que nous devons créer un système de garanties susceptibles de préserver la sécurité dans le monde, et je pense que nous sommes en mesure de le faire".
Pour Vladimir Poutine, la Russie peut et doit jouer un rôle de premier plan dans l'élaboration de ces garanties: "Comment peut-on parler de la sécurité globale, de la non-prolifération et du désarmement sans écouter la Russie qui fait partie des principales puissances nucléaires? Comment peut-on résoudre le problème de la pauvreté sans la Russie, vu son immense territoire et ses possibilités de dialogue avec les pays asiatiques et, plus généralement, avec les pays en développement?"
Idem pour la composante énergétique de la sécurité globale. "Je voudrais vous signaler, a poursuivi Vladimir Poutine, que les seules réserves prouvées de pétrole et de gaz de la Fédération de Russie sont quatre fois plus élevées que celles des autres pays membres du G8 pris ensemble. Comment peut-on donc résoudre les problèmes de la sécurité énergétique sans écouter la Russie et sans l'impliquer dans l'élaboration des décisions communes?"
Avec la "perestroïka" et la disparition de l'Union soviétique, l'initiative de Mikhaïl Gorbatchev est tombée dans l'oubli. Le départ de Gorbatchev signifiait aussi le départ de son idée dont personne ne s'est emparé. Et c'est bien dommage, car les événements postérieurs ont montré que les grandes puissances, en particulier les membres du G8, n'avaient justement pas de vision commune du paysage international leur permettant de s'acquitter efficacement des missions complexes qui leur incombent. Autant de petits détails importants qui seront évoqués lors du sommet de Saint-Pétersbourg qui met sur le tapis l'énergie, l'enseignement et la santé. Il est évident que si les Huit n'harmonisent pas leurs positions sur les grandes questions globales, ils seront inévitablement confrontés à des difficultés supplémentaires et même insolubles.
Peut-on traiter efficacement le dossier de l'énergie tant que les pays du G8 regardent d'un oeil différent le règlement du conflit au Proche-Orient ou la question iranienne? Peut-on lutter efficacement contre le terrorisme tant que la communauté internationale reste divisée sur la notion même de "terrorisme"? Peut-on défendre efficacement les droits de l'homme tant que persistent les doubles, voire les triples standards? Les Etats-Unis critiquent la Russie, la Russie fustige les Etats-Unis, alors que l'Europe s'en prend à la fois à Moscou et à Washington.
Il n'en sera pas moins difficile de trouver un terrain d'entente dans le domaine de la protection des valeurs démocratiques. Il suffit de citer l'Irak ou la situation sur l'échiquier postsoviétique pour voir à quel point les positions des Etats-Unis, de l'Europe et de la Russie divergent.
Enfin, en dehors des désaccords de principe, chaque grande puissance poursuit ses propres intérêts géopolitiques, et trouver un vecteur commun paraît encore plus difficile. La liste est longue des difficultés qui entravent le dialogue, mais la Russie, qui accueille cette année le sommet du G8, a vu juste: si en ce début du XXIe siècle le monde entier fait face à des défis globaux résolument nouveaux, du terrorisme aux conflits civilisationnels, il tarde à entamer l'élaboration d'une panoplie d'outils neufs et optimaux pour les relever. Attendre, par crainte de négociations ardues, devient tout simplement dangereux. L'humanité, telle une chaudière à vapeur, a sa durée de vie: à défaut de trouver un moyen opportun et technologiquement correct de laisser échapper la vapeur, elle risque d'exploser. Le monde a besoin de garanties pour sa sécurité, et seuls les grands pays avancés et réputés peuvent les lui fournir aujourd'hui. En respectant, naturellement, l'avis des autres membres de la communauté internationale.
En proposant de concevoir une panoplie d'outils neufs et acceptables pour résoudre les problèmes globaux, la Russie ne cache pas qu'elle poursuit aussi ses propres objectifs. En disant adieu au communisme, la Russie s'est fermement engagée dans la voie du développement démocratique et de l'économie de marché, mais ne cesse de tomber dans les pièges économiques et politiques tendus à l'époque de la guerre froide par un Occident redoutant "l'ours russe". Il suffit de se rappeler l'amendement Jackson-Vanik, adopté en 1974 par les Etats-Unis soucieux de punir l'URSS qui empêchait ses Juifs de partir pour Israël. Depuis, l'Union soviétique a disparu, la route entre Moscou et Tel-Aviv est à double sens, les Juifs russes peuvent se rendre librement en Israël et retourner en Russie, mais l'amendement Jackson-Vanik existe toujours, et Dieu seul sait ce qu'il défend. La dernière fois que les Etats-Unis ont tenté de s'en servir, c'était pour forcer la Russie à acheter des poulets américains, ce qui n'a pas manqué de susciter un tollé, même parmi les anciens dissidents soviétiques. L'ex-dissident Natan Sharansky déclarait ainsi que ce n'était pas pour des poulets qu'il avait passé des années dans les prisons soviétiques.
Un théâtre de l'absurde qui ne cesse de hanter la Russie. Naturellement, Moscou n'aime pas voir les principes supplantés par l'intérêt immédiat. Dans ce contexte, on comprend bien sa volonté d'élaborer des règles du jeu communes et immuables.
On pourrait dire la même chose de beaucoup d'autres pays du monde qui souffrent des doubles standards. Au bout du compte, les Etats-Unis ont eux aussi intérêt à concevoir des règles de jeu ou des garanties, car leur politique se heurte de plus en plus souvent à l'incompréhension. Enfin, il serait ridicule que Washington, vu son poids économique, politique, militaire et démocratique, ait peur d'un débat ouvert et constructif sur les grandes questions de l'heure.
La Russie qui est en passe de sortir de la crise et cherche à accumuler l'expérience démocratique ne le craint pas, alors pourquoi Washington devrait-il en avoir peur? Et si ce n'est pas le cas, l'idée de Poutine a des chances de survivre.
Le XXe siècle avait accueilli cette idée avec indifférence. Un luxe que le XXIe siècle ne peut pas se permettre.