Un mauvais arrangement ou un bon procès?

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Par Sergueï Karaganov, vice-directeur de l'Institut de l'Europe (Académie russe des sciences), en exclusivité pour RIA Novosti

Dans les relations entre la Russie et l'Occident ou, plus concrètement, dans les relations russo-américaines le climat, du moins en apparence, ne cesse de se dégrader.

A Moscou, on a l'impression que l'initiative vient d'outre-Atlantique. Mais la Russie apporte, elle aussi, une importante contribution à cette dégradation. Les médias, y compris publics, n'hésitent pas à souffler sur les braises de l'antiaméricanisme. Ils ont gonflé de manière injustifiée la teneur, légèrement critique, du fameux discours du vice-président américain Dick Cheney tout en omettant plusieurs éléments, assez constructifs, du même paragraphe (!) de son intervention consacré à la Russie.

Il est clair que la politique américaine n'a jamais suscité aussi peu de sympathies qu'aujourd'hui. Qui plus est, nous sommes en rivalité directe dans plusieurs régions: en Transcaucasie, dans une moindre mesure en Asie centrale et enfin autour de la Biélorussie. La possible adhésion de l'Ukraine à l'OTAN jette une ombre fâcheuse sur les perspectives de nos contacts. La Russie s'est mise, à titre de dissuasion, à consolider ses alliances en Asie, alliances qui dégagent une tonalité antiaméricaine et antioccidentale de plus en plus forte. Tout élargissement de l'OTAN risque de détruire les acquis de la coopération.

Involontairement ou non, une partie des milieux dirigeants russes tente de jouer la carte antiaméricaine. Dépouillés de leurs plumes au cours des dernières décennies, les "faucons" de la guerre froide retrouvent enfin leur voix.

On sait que la Russie a abandonné plusieurs axes avantageux de la coopération politico-militaire pour soutenir ouvertement les adversaires des Etats-Unis, comme le Venezuela et la Syrie. Et si Caracas paie ses achats d'armes, tout porte à croire que Damas ne sera jamais à même de régler la facture. Ainsi, nous lançons à Washington un défi sans espoir d'un quelconque avantage en retour.

Après le discours de Dick Cheney, la Russie a ostensiblement refusé d'acheter les Boeing au profit des Airbus, oubliant qu'il ne faut jamais, pour des raisons aussi bien politiques et stratégiques qu'économiques, se contenter d'un seul fournisseur quand on renouvelle son parc d'avions commerciaux. Hélas, nous serons incapables dans les années à venir de relever seuls le défi.

Tout cela se passe dans le contexte du programme de coopération russo-américaine plusieurs fois renouvelé par les présidents russe et américain - la dernière fois, lors du sommet de Bratislava en février 2005 - que les bureaucrates s'obstinent à ne pas appliquer.

En principe, la Russie pourrait continuer à critiquer l'Occident et même à brandir la menace américaine et occidentale si cela lui rapportait un quelconque dividende, hormis la satisfaction morale des personnes contaminées par le virus de l'antiaméricanisme. Seulement, elle n'a pas intérêt à se faire un ennemi de l'Occident, ni à augmenter son budget militaire.

On peut et on doit riposter aux tentatives des Etats-Unis et de l'Union européenne de limiter l'influence russe dans l'ex-URSS, mais il faut le faire tout en préservant le climat constructif des relations avec Washington et Bruxelles.

L'idée que l'Amérique se serait affaiblie dans la guerre en Irak et qu'on pourrait l'ignorer, voire s'affirmer à ses dépens, est dangereusement illusoire. L'Union soviétique avait tenté de mettre à profit la faiblesse des Etats-Unis après la défaite du Vietnam dans la première moitié des années 1970. On en connaît le résultat: vers la fin de cette décennie, les Etats-Unis ont mené une contre-offensive stratégique qui a largement contribué à l'effondrement de l'URSS.

Dans un avenir prévisible, les Etats-Unis resteront la première puissance mondiale. Et les bonnes relations avec Washington, même en apparence, renforcent automatiquement les positions des pays, quels qu'ils soient.

Par contre, en règle générale, les mauvaises relations avec les grandes puissances réduisent le poids politique d'un pays sur l'échiquier international et sa marge de manoeuvre par rapport aux autres acteurs clés. Exemple: dans les années 1960-1970, l'URSS subissait des pertes non négligeables en raison de ses mauvaises relations avec la Chine. Bien sûr, il ne s'agit pas de sacrifier ses intérêts vitaux pour préserver les bonnes relations, mais tout devient facile avec une diplomatie plus ou moins bien coordonnée.

C'est la raison pour laquelle il serait utile d'améliorer du moins le climat apparent des relations russo-américaines. Le prochain sommet russo-américain qui aura lieu lors de la rencontre du G8 pourrait être la dernière chance: après le sommet, l'administration américaine subira la pression croissante des échéances électorales. Si l'on n'agit pas pour inverser cette dynamique négative, elle restera prédominante pendant deux à quatre ans encore. On sait que l'administration américaine est prête à avancer un agenda constructif lors du sommet, et il faut saisir cette occasion.

S'agissant des grands axes de la coopération, on pourrait proposer de ranimer le programme positif avancé par les deux présidents lors du sommet de Bratislava. Ce programme est connu, et il est accessible au public sur Internet. Par ailleurs, il faut se mettre d'accord sur la mise en place d'un mécanisme efficace à plusieurs niveaux permettant d'appliquer ces ententes.

Le programme pourrait également prévoir une série de pistes supplémentaires pour appuyer les contacts officiels et critiquer, si besoin est, l'inertie des bureaucrates. Dans le cadre du mécanisme officiel, un lieu de débat pourrait être créé autour des dossiers liés à la stabilisation de l'Asie centrale, de l'Afghanistan, de l'Iran, de l'Irak et des pays du Golfe persique pour déboucher sur la conception d'un système de sécurité régionale garanti par des puissances extérieures. A l'avenir, on pourrait également proposer le statut d'observateur au sein de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) aux Etats-Unis et à un pays européen (à condition, bien sûr, que les autres membres de l'OCS l'acceptent).

L'accent devrait être mis sur la promotion des volets pratiques de la coopération dont dépend l'assainissement du climat des relations bilatérales. Les deux pays pourraient avancer un programme ponctuel prévoyant d'élargir les échanges d'étudiants et d'enseignants et créer, sur une base paritaire, un fonds conjoint de financement des programmes de ce type. Il va sans dire que des progrès notables devraient être réalisés dans le secteur énergétique et qu'une compagnie américaine devrait être autorisée à exploiter l'un des gisements les plus rentables pour pouvoir élargir l'accès des compagnies russes au raffinage du pétrole et à la commercialisation des produits pétroliers aux Etats-Unis. Il n'est pas moins clair que la Russie a besoin de la confirmation que tous les obstacles qui entravent l'adhésion de la Russie à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) seront levés, quelle que soit la date de l'adhésion.

Cela ne signifie pas que la Russie devra abandonner ses positions. Elle a besoin d'une stratégie pour le cas où les relations se dégraderaient, une stratégie énergétique multivectorielle. Autant de démarches qui augmenteraient le prix du refus de rapports constructifs avec la Russie. Un mauvais arrangement vaut toujours mieux qu'un bon procès. Ceux qui rejettent ce principe ne connaissent pas l'histoire ou ne sont pas patriotes et se soucient peu des intérêts de leur pays.

(L'avis de l'auteur ne coïncide par forcément avec celui de la rédaction).

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