Cette maladive nostalgie de l'empire soviétique

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Par Andreï Kolesnikov

"Je n'aurais pas commencé cet ouvrage si je n'avais vu le danger politique que représente l'exploitation du syndrome post-impérial dans la politique contemporaine russe, si je n'avais compris les analogies, dont l'évidence saute aux yeux, entre la rhétorique mettant à profit la nostalgie post-impériale dans notre pays et les moyens de propagande utilisés par les nationaux-socialistes pendant les dernières années de l'Allemagne de Weimar". C'est ainsi qu'Egor Gaïdar, le père des réformes économiques russes du début des années 1990, aujourd'hui directeur de l'Institut de l'économie de transition, égrène les motifs qui l'ont poussé à écrire son livre intitulé "La Chute de l'empire. Leçons pour la Russie contemporaine".

Egor Gaïdar fut l'acteur et le témoin du démembrement de l'empire gigantesque qu'était l'Union soviétique. Il ne s'agit toutefois pas d'un livre de mémoires, comme "Les Jours d'échecs et de victoires", mais d'un "polar" historique, politologique et économique sur l'éclatement des empires et le risque d'autoritarisme et de xénophobie propre à l'après-empire.

La nostalgie post-impériale est un sentiment très fort. Il est bien connu des Anglais (Niall Ferguson a écrit sur ce sujet un ouvrage, devenu un best-seller, où il regrette presque l'impérialisme britannique), des Turcs (le célèbre écrivain turc Orhan Pamuk a analysé avec des moyens artistiques la mélancolie, gravée dans la mentalité turque, à l'égard de l'Empire ottoman) et, bien sûr, des Russes pour lesquels l'Union soviétique est à la fois une page d'histoire pratiquement oubliée et un souvenir de jeunesse aux couleurs lyriques. Le livre d'Egor Gaïdar pulvérise les illusions nostalgiques sur l'URSS: année après année, mois après mois, semaine après semaine l'auteur - à l'époque, jeune vedette de la science économique soviétique qui a collaboré à la revue "Communiste", puis à "La Pravda" - reconstruit à partir d'archives la chronique de la catastrophe économique provoquée par la "désintellectualisation" des leaders soviétiques, les tares de l'économie planifiée, le manque de volonté politique au sein de l'administration du pays pour mener les réformes et enfin la chute des prix du pétrole en 1985.

L'Union soviétique fournit l'exemple classique du colosse aux pieds d'argile avec un budget déséquilibré et une dépendance pathologique par rapport aux importations de produits alimentaires et aux exportations de matières premières. "On a des problèmes avec le pain. Fais-moi 3 millions de tonnes en sus du plan". Egor Gaïdar cite cette phrase - caractéristique - que le président du Conseil des ministres de l'URSS, Alexeï Kossyguine, adressa au patron du groupe pétrolier Glavtioumenneftegaz, Viktor Mouravlenko. "On a des problèmes avec le pain" signifiait que les exportations d'hydrocarbures n'avaient pas donné suffisamment de recettes en devises pour acheter assez de blé à l'étranger. Les "3 millions de tonnes en sus du plan" revenaient à augmenter l'extraction pétrolière par des méthodes barbares qui risquaient de provoquer une forte réduction de la production dans les années ou décennies à venir.

L'empire est inefficace sur le plan de la gestion. Cela ne concerne pas seulement l'Union soviétique, mais aussi n'importe quel autre pays qui croit en sa prospérité mais tire le gros de ses recettes d'un seul secteur de l'économie, autrement dit qui souffre de la "maladie hollandaise". Un des premiers exemples historiques de ce genre décortiqués par Egor Gaïdar est celui de l'Espagne: "L'histoire de l'Espagne des XVIe et XVIIe siècles fournit l'exemple d'une puissance qui, sans essuyer de défaite militaire, s'écroula sous le poids de ses propres ambitions démesurées dont le seul fondement résidait dans les recettes tirées de l'or et de l'argent américains".

La Russie contemporaine, poursuit Egor Gaïdar, n'est plus un empire, mais un Etat atteint du syndrome post-impérial et qui tombe de surcroît dans le piège des risques que font peser les prix élevés du pétrole et la "maladie hollandaise": "L'exploitation du syndrome post-impérial est un moyen efficace d'obtenir un soutien politique. La conception de l'empire comme d'un Etat fort et dominant d'autres peuples est un produit qui se vend aussi bien que le coca-cola ou les couches bébé... Essayer de refaire de la Russie un empire reviendrait à remettre en cause son existence. Toute démarche dans ce sens comporte des risques non négligeables, d'où la nécessité de comprendre ce que furent les empires... et les causes de leur écroulement".

L'administration soviétique comprenait que les prix élevés du pétrole étaient l'unique moyen de prolonger l'existence de l'empire. Egor Gaïdar cite une note en date du 23 avril 1974 que le président du KGB, Iouri Andropov, adressa au secrétaire général du Comité central du Parti, Leonid Brejnev, dans laquelle il faisait état du soutien accordé par l'Union soviétique aux "opérations spéciales" du Front populaire de libération de la Palestine: "... frapper les grands réservoirs de pétrole dans les différentes régions du globe (Arabie saoudite, Golfe persique, Hong Kong, etc.) et détruire tankers et supertankers..." L'objectif en est évident: maintenir la conjoncture des prix élevés du pétrole.

Toujours est-il que ces démarches n'ont pas préservé l'Union soviétique de l'éclatement, ni les tarifs pétroliers de la baisse. D'ailleurs, ce dernier indice économique ne se prête pas aux prévisions sûres, et si quelqu'un croit que les prix élevés d'aujourd'hui le seront pour longtemps, l'histoire économique affirme le contraire: elle n'exclut pas la possibilité d'un effondrement brutal de la conjoncture des prix.

Reste à espérer que la nouvelle Russie a malgré tout une économie plus souple que l'économie soviétique. Elle s'est dotée d'institutions de l'économie de marché qui, si l'on sait s'en servir, peuvent aider à rompre le cercle vicieux des matières premières et à oublier la pseudo-nostalgie d'un empire amputé.

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