Par Piotr Romanov, RIA Novosti
On peut féliciter Dan Brown pour le scandale qui, mieux que n'importe quel as de la publicité, pousse en avant son livre et maintenant le film tourné d'après son best-seller. Si c'est l'argent qu'il aime le plus, alors tout va très bien. Mais si ce n'est pas seulement l'épaisseur de son porte-monnaie qui le préoccupe, alors il a des problèmes sérieux. Laissons un instant de côté les représentants du christianisme et de l'islam dont il a troublé la quiétude (le prophète Issa - Jésus - est vénéré par l'islam). Souvenons-nous que spécialistes et journalistes ont constaté chez l'auteur du Da Vinci Code une quantité de faux et d'erreurs si importante qu'un écrivain professionnel aurait mauvaise grâce à se réjouir du succès auprès d'un public pas très calé en histoire, en art et en théologie.
A ce propos, il se trouve que le roman précédent de Dan Brown, Anges et Démons, a les mêmes défauts. A la veille de la première du film Da Vinci Code à Moscou, une chaîne de télévision russe avait dépêché ses correspondants à Rome pour refaire le chemin des personnages du premier livre retentissant du même auteur. Eh bien, ils ont très vite découvert des dizaines d'erreurs et de trucages élémentaires et les ont démontrés avec conviction dans un documentaire de vingt minutes. Autant dire que les problèmes du Da Vinci Code ne sont pas un fait du hasard. Dan Brown aborde l'art et l'histoire comme il le fait pour un thriller: l'essentiel est de couper le souffle au lecteur, et si la fiction l'emporte sur la vérité, cela n'a pour lui aucune importance. Pourtant, ce que les gens habitués à toutes sortes d'absurdités sont prêts à excuser avec condescendance, les criminalistes, critiques d'art et historiens ne le pardonnent jamais. Les "mystères" que l'auteur fait découvrir au lecteur sont pour les chercheurs des "secrets de Polichinelle" et, qui plus est, ne sont qu'une version pour la grande majorité des scientifiques. Et c'est là une nuance importante! Pour un historien objectif, tout ce qui est exposé dans le Nouveau Testament ou dans les textes qui ne sont pas admis dans le canon biblique - l'Evangile de Philippe ou l'Evangile de Marie-Madeleine - ont le même degré d'authenticité et de fausseté. Ils sont tous des objets à étudier. Autant dire que nous ne sommes pas près d'arriver à une conclusion définitive.
Le sort du Da Vinci Code et de son adaptation à l'écran en Occident a connu une réédition pratiquement identique en Russie. Si le livre a été lu avec avidité malgré tous les égarements de l'auteur qui l'avait écrit crânement et, de surcroît, avait initié le lecteur profane au "mystère le plus important", le film, au contraire, n'a été qu'un événement de routine, malgré tous les efforts des distributeurs. J'ai vu le film samedi dernier dans un grand cinéma de Moscou. La salle était à moitié vide. Le spectateur ordinaire a regardé l'�uvre de Dan Brown d'un �il plus critique pour avoir lu le roman: il connaissait le "mystère" et le sujet, il ne restait qu'une production hollywoodienne de niveau moyen. A Cannes, les critiques ont sifflé le film. Les spécialistes moscovites l'ont hué. Après la première, un acteur russe, Léonide Yarmolnik, n'a pas caché son étonnement : "Je ne sais pas pourquoi il a fallu tourner ce charabia. C'est affreux".
Non-spécialiste du cinéma, je ne peux que faire savoir mon point de vue de simple spectateur et témoigner de la réaction du public. Mes amis que j'avais à mes côtés, la salle qui était à demi vide et moi-même, le film nous a tous laissés indifférents. Il est vrai qu'il ne nous a pas irrités non plus, à la différence des critiques. Autrement dit, il n'y avait rien à huer, mais il n'y avait rien à applaudir non plus. A propos, La Passion du Christ de Mel Gibson a eu une réaction différente chez le spectateur russe, je peux le certifier. Beaucoup quittaient la salle les yeux humides, à tel point ils étaient bouleversés.
En ce qui concerne l'indignation des religieux, là aussi la situation était comme en Occident, ce qui prouve, entre autres, que la Russie nouvelle (je ne sais pas si c'est un bien ou un mal) ressemble de plus en plus à l'Europe. Alors que l'Eglise orthodoxe russe et les musulmans de Russie se sont dressés contre la distribution du Da Vinci Code dans le pays, les autorités officielles se sont abstenues de se mêler au scandale. Elles ont bien fait, d'ailleurs elles ne pouvaient pas agir autrement dans un Etat laïque, selon la Constitution.
Le film a laissé un arrière-goût de déception: il a blessé bien des gens. L'argent l'a emporté sur les sentiments de millions de croyants. L'Etat n'avait pas le droit d'interdire la distribution mais les milieux d'affaires cinématographiques auraient pu le faire. Ils savaient que le film s'attaquait directement à toutes les églises chrétiennes et blessait des millions de gens. Quelle autre réaction aurait pu inspirer le Da Vinci Code, renversant la vérité du Nouveau testament et faisant descendre le Christ de son piédestal divin pour en faire un homme ordinaire?... Alors que le Prieuré de Sion, ce suppôt des rites sexuels païens, y est dépeint innocent et immaculé, et le christianisme, au travers de l'Opus Dei, présenté comme une engeance de Satan. Les accents n'ont-ils pas été mis de façon trop grossière au nom d'un succès auprès du lecteur, puis du spectateur? Outre la liberté de parole, la démocratie suppose la tolérance religieuse. C'est ce qui a manqué à Dan Brown, à ses éditeurs et aux distributeurs du film.
Les déclarations, de plus en plus fréquentes, affirmant que les chrétiens ont fait du bruit pour rien et que les attaques de ce genre ne font aucun tort à la religion ne correspondent pas à la vérité. En Occident et maintenant en Russie on assiste à un face-à-face sérieux entre fondamentalistes de la démocratie et fondamentalistes de la religion. Le champ de bataille est en premier lieu la morale, où la liberté d'auto-expression se montre de plus en plus agressive. Le Da Vinci Code est, en ce sens, un coup puissant et calculé, porté à la morale chrétienne, à côté duquel les caricatures du prophète Mahomet ont l'air d'une gaminerie innocente.
D'après les études sociologiques citées par le journal anglais The Telegraph, deux tiers des Britanniques qui ont lu le roman de Dan Brown croient que Christ et Marie-Madeleine ont eu un enfant, et 30% de ceux qui ne l'ont pas lu. 17% de ceux qui l'ont lu sont persuadés que l'organisation catholique Opus Dei qui se trouvait sous la protection de Jean-Paul II est en fait une secte brutale et 4% seulement croient aux intrigues de l'Opus Dei parmi ceux qui n'ont jamais ouvert le livre. 27% des sondés pensent que l'Eglise catholique cache des faits se rapportant à la vie du Christ. Parmi les lecteurs, cette conviction est plus fréquente: 36% des personnes interrogées sont du même avis.
Les choses ne sont pas aussi simples. Attention, on vous code!