Par Alexeï Makarkine, directeur général adjoint du Centre des technologies politiques, en exclusivité pour RIA Novosti
Le discours du vice-président américain Dick Cheney, prononcé à Vilnius lors d'un sommet des pays riverains des mers Baltique et Noire, confirme que Washington ne craint pas d'aggraver ses relations avec la Russie. Les Américains misent désormais sur une expansion dans l'espace post-soviétique qui risque de démembrer la Communauté des Etats indépendants (CEI).
Traditionnellement, l'influence russe est prépondérante dans la CEI, mais au cours des dernières années la situation a commencé à changer. Fondée l'an dernier, la Communauté du choix démocratique réunit trois pays membres de la CEI: l'Ukraine, la Géorgie et la Moldavie. Au sommet de Vilnius, les dirigeants de ces pays côtoyaient ceux de six Etats membres de l'OTAN: la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie et les trois pays baltes. Viktor Iouchtchenko et Mikhaïl Saakachvili ont une nouvelle fois manifesté leur "choix occidental". Et le discours impassible du président ukrainien annonçant que son pays espérait obtenir le statut de membre associé de l'Union européenne et adhérer à l'OTAN n'a pas moins blessé que les critiques pleines d'émotion du président géorgien. Quant à la Géorgie qui peine à régler les dossiers abkhaze et sud-ossète, personne ne semble l'attendre au sein de l'OTAN. Il en va tout à fait autrement dans le cas de l'Ukraine. Encore à la fin du mois d'avril, le porte-parole de l'Alliance atlantique, James Appathurai, déclarait: "Tous les 26 pays membres de l'OTAN appuient l'intégration euro-atlantique de l'Ukraine non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan pratique… Et la question de la base de Sébastopol n'arrêtera pas le processus".
Rappelons que l'un des arguments évoqués contre l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN est qu'un pays membre de l'Alliance ne peut pas abriter sur son sol de forces armées d'un pays non membre. Cependant, une intégration rapide de l'Ukraine est dans l'intérêt des Etats-Unis et de plusieurs autres Etats membres de l'OTAN, notamment de ceux faisant partie de la "nouvelle Europe", au point qu'ils sont prêts à renoncer à l'un de leurs principes. Les Occidentaux semblent encore douter que l'orientation pro-occidentale de Kiev soit inébranlable. Les encouragements verbaux adressés aux autorités ukrainiennes et les critiques vis-à-vis de Moscou — les propos de Dick Cheney à Vilnius en sont un exemple — sont largement insuffisants pour régler le problème. D'où cette volonté de mettre à profit la situation politique actuelle, alors que le poste de président ukrainien est occupé par "l'occidentalisateur" réputé qu'est Viktor Iouchtchenko et que les experts prédisent la formation d'un gouvernement pro-occidental. L'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN pourrait donc intervenir à moyen terme, à savoir entre 2008 et 2010.
Pour la Russie, "l'otanisation" de l'Ukraine serait un choc important. Considérant l'espace post-soviétique comme son aire d'influence historique, Moscou est gravement préoccupé par les propos de la secrétaire d'Etat américaine Condoleezza Rice, qui a affirmé: "Les Russes doivent reconnaître que nous avons nos intérêts légitimes et nos relations avec leurs voisins". Et ce n'est pas que Moscou souhaite évincer les Américains de l'espace post-soviétique. Les enjeux des deux pays sont en fait directement opposés, qu'il s'agisse de l'Ukraine, de la Biélorussie, de la Géorgie ou de la Moldavie, au point qu'un renforcement de la présence américaine promet de resserrer la concurrence entre Russie et Etats-Unis.
L'important est que l'Ukraine, pays slave et majoritairement chrétien orthodoxe, a fait partie de la Russie à partir du XVIIe siècle, et les Russes ne peuvent pas l'imaginer membre d'un bloc porteur d'une réputation négative aux yeux de la majorité de la population. En effet, une vive confrontation a opposé l'OTAN et l'Union soviétique pendant de longues décennies. Même après la fin de cette confrontation, l'attitude à l'égard de l'Alliance atlantique ne s'est pas améliorée, en raison de la guerre de 1999 en Yougoslavie. Dans ce contexte, les déclarations affirmant que l'Alliance s'est transformée en une organisation exclusivement politique suscitent la méfiance en Russie. Si l'adhésion des pays baltes à l'OTAN n'a interpellé que la classe politique russe (pour les Soviétiques, les trois républiques baltes incarnaient l'Occident), il n'en sera pas de même dans le cas de l'Ukraine. Une nouvelle vague antioccidentale est donc garantie en Russie, aussi bien parmi les élites que dans la conscience des masses. Le choc psychologique sera trop grand, et la population se sentira comme dans une forteresse assiégée, une situation qui s'apparente à la reprise de la guerre froide, quoique celle-ci prenne d'autres formes.
Pourquoi les Etats-Unis s'exposent-ils à ce risque? Il semble que l'administration Bush redoute l'influence croissante de la Russie dans l'Europe contemporaine. La flambée de la capitalisation boursière de Gazprom et le renforcement de l'indépendance économique de la Russie (réduction active de la dette extérieure, hausse des réserves de change, fond de stabilisation, etc.) pourraient consolider les ambitions politiques extérieures du Kremlin. D'où cette stratégie américaine, assez risquée, visant une "dissuasion préventive" envers la Russie, qui donne la priorité à l'intégration atlantique de l'Ukraine.