Par Sergueï Koltchine, chercheur à l'Institut d'études économiques et politiques internationales (Académie russe des sciences)- RIA Novosti
Les appels européens invitant la Russie à ratifier la Charte de l'énergie restent sans réponse, et les raisons pour lesquelles les Russes font traîner en longueur la ratification sont à nouveau au centre des débats entre Moscou et Bruxelles.
La Charte européenne de l'énergie est un accord libéralisant les rapports de marché entre les pays signataires. Plus de 50 pays du monde, en dehors de l'Union européenne, ont signé ou se sont associés à ce texte élaboré au début des années 1990 dans le cadre de la coopération énergétique redynamisée entre Est et Ouest.
La Russie a signé la Charte de l'énergie au début des années 1990, mais ne l'a toujours pas ratifiée. Gravement préoccupée par le conflit gazier avec l'Ukraine qui a éclaté au début de l'année, et visiblement soucieuse de se protéger, l'Union européenne, principal consommateur d'hydrocarbures russes, commence à insister sur la ratification. Moscou, par contre, considère certaines dispositions du document comme trop rigides et souhaite l'amender. Le conseiller du président russe, Igor Chouvalov, déclarait récemment que la Russie n'avait pas pour l'instant l'intention de ratifier la Charte et envisageait d'exiger son amendement.
L'une des principales divergences entre la Russie et l'Union européenne concerne le protocole de transit annexé à la Charte. Ce protocole prévoit le libre accès des compagnies et des pays tiers aux pipelines russes, en premier lieu aux gazoducs contrôlés par Gazprom. Le texte réclame de fait l'ouverture des gazoducs russes aux producteurs indépendants et aux pays étrangers tels que le Kazakhstan et la Turkménie. Pour la Russie, ce point est contestable, car elle ne veut pas devenir un simple pays de transit et s'oppose à la libéralisation des gazoducs de Gazprom.
Le ministre russe de l'Industrie et de l'Energie, Viktor Khristenko, a déclaré que si un compromis sur le dossier de transit était trouvé avec l'Union européenne, la Russie pourrait ratifier la Charte de l'énergie. "La Russie mène des négociations actives autour du protocole de transit, mais ces négociations sont ardues", a dit M. Khristenko.
Une autre pierre d'achoppement porte sur la responsabilité pour les livraisons incomplètes de gaz russe à l'Europe en cas de conflits entre la Russie et les pays de transit post-soviétiques, notamment l'Ukraine. Selon Bruxelles, les pays membres de l'UE qui achètent le gaz russe à la frontière occidentale de l'ex-URSS ne devraient pas souffrir des frictions post-soviétiques. La Charte prévoit des procédures d'arbitrage en cas de litige portant sur les prix, et elle ne permettra plus à la Russie de couper tout simplement ses fournitures.
Les prix du gaz sur le marché russe constituent également un dossier sujet à controverse. Jusqu'à présent, Moscou et Bruxelles ne sont pas parvenus à trouver des points de convergence. Les fonctionnaires européens estiment que la faiblesse des prix intérieurs est injustifiée et que les exportateurs russes sont ainsi avantagés dans la concurrence avec les producteurs européens. Les experts du gouvernement russe avancent des arguments climatiques: le climat européen est plus doux que celui de la Russie.
Il est évident que la Russie ne peut pas accepter d'aligner ses prix sur les cours mondiaux, et l'Union européenne devrait faire preuve de davantage de compréhension. Une brusque hausse des tarifs intérieurs bouleverserait tous les rapports entre les prix dans l'économie russe, d'autant plus que la thèse des préférences injustifiées dont bénéficieraient les producteurs russes, qui exportent très peu, semble peu convaincante.
Encore un dossier important empêchant la ratification concerne le nivellement des prix du gaz russe et centrasiatique, susceptible de pénaliser la Russie. Selon les estimations de Gazprom, ce nivellement lui causerait 4,5 à 5 milliards de dollars de pertes tous les ans.
En outre, la Russie continue de jouer le rôle de coordinateur de l'approvisionnement en gaz dans l'espace post-soviétique. Les pays d'Asie centrale ne vendent pas leur gaz au consommateur final, mais à Gazprom, et ce à des prix largement inférieurs aux cours mondiaux. Est-il possible de transformer la Russie en un simple pays de transit? Théoriquement, oui, mais cela provoquera l'écroulement de tout le système des rapports économiques, voire politiques, sur l'échiquier post-soviétique, car beaucoup d'anciennes républiques de l'URSS continuent d'importer le gaz russe à un prix deux fois moins élevé que les cours mondiaux.
Dans le même temps, l'adhésion de la Russie à la Charte de l'énergie pourrait avoir des avantages. Selon certains experts, la ratification permettrait d'attirer 480 à 600 milliards de dollars d'investissements dans le secteur énergétique russe dans les vingt prochaines années. A leur avis, cette mesure relèverait les exportations à 600 millions de tonnes de combustible standard d'ici 2010.
Pour Leonid Grigoriev, président de l'Institut russe de l'énergie et des finances, la Russie finira par ratifier la Charte de l'énergie avant le sommet du G-8 de Saint-Pétersbourg. Il pense que la baisse de la consommation, qui fait peser des risques politiques sur l'extraction et la répartition des hydrocarbures, pourrait devenir réalité dans vingt ou trente ans avec le passage aux technologies à hydrogène et aux sources d'énergie renouvelables. C'est pourquoi la Russie a besoin, à son avis, de ratifier la Charte.
Toujours est-il que la Russie campe fermement sur ses positions. Le réseau de distribution du gaz demeure dans le giron de la compagnie Gazprom contrôlée par l'Etat, et les prix intérieurs du gaz n'ont rien à voir avec les cours mondiaux. En expliquant cette prise de position, Gazprom constate que la Charte de l'énergie suppose des avantages unilatéraux pour l'Union européenne relatifs à l'accès aux ressources naturelles et à leurs exportations. Dans sa formule actuelle, le texte affaiblit fortement la compétitivité du gaz russe sur le marché mondial.
Cependant, il est peu probable que cette fermeté soit un obstacle sérieux à la ratification par la Russie de la Charte de l'énergie. Il s'agit plutôt d'un simple marchandage entre la Russie et l'Union européenne. Au bout du compte, on peut s'attendre à ce que le problème finisse par être réglé, mais sur la base d'un consensus.