Le poids du Complexe militaro-industriel sur le marché indien

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MOSCOU, 29 décembre (par Viktor Litovkine, commentateur militaire de RIA Novosti). La visite effectuée au mois de décembre dans la capitale russe par le premier ministre indien, Manmohan Singh, a connu un succès étonnant.

Moscou et New Delhi ont signé plusieurs accords intergouvernementaux, ce que la veille même de l'arrivée de l'hôte de marque indien personne n'aurait pu garantir. Le jour qui avait précédé la venue de Manmohan Singh, le premier directeur adjoint du Service fédéral pour la coopération technico-militaire, Alexandre Denissov, avait d'ailleurs émis des doutes quant à la signature par les parties de l'Accord sur la protection des résultats des activités intellectuelles utilisés et obtenus au cours de la coopération technico-militaire". Il avait dit au commentateur militaire de RIA Novosti qu'il n'était pas certain que cela se fasse.

C'est qu'à plusieurs reprises déjà des ententes intervenues avec la partie indienne, parachevées la veille de visites effectuées à Moscou ou à New Delhi par l'un des dirigeants de l'Etat venu tout spécialement, notamment pour signer des accords technico-militaires bilatéraux, avaient été différées au dernier moment pour des raisons inexplicables. Pourquoi? Le plus souvent dans ces cas on répond que le prix a semblé trop élevé à une instance quelconque, ou encore on invoque un petit détail protocolaire oublié par les fonctionnaires. Ces intermittences ont tendance à devenir un mauvais "karma" planant sur les relations russo-indiennes.

Cette fois à Moscou tout s'est déroulé de la meilleure façon.

Moscou, New Delhi et l'espace

Outre l'accord sur la protection de la propriété intellectuelle, les parties ont signé deux accords concernant la coopération dans l'exploration de l'espace. Y compris aussi sur la protection des technologies pendant la coopération à long terme dans le domaine du développement conjoint et de l'utilisation du GLONASS (Système global de navigation par satellites) à des fins pacifiques. Ce système doit aider les spécialistes indiens à positionner rapidement les satellites, les navires, les automobiles, les véhicules de combat et autres matériels avec une marge d'erreur de 5-10 mètres. Compte tenu que New Delhi utilise déjà le système américain analogue GPS, le potentiel des services indiens de positionnement, de cartographie et de topographie va sensiblement augmenter. La vie de tous les jours, l'économie, la science, la chose militaire, dont les armes de haute précision, sont inimaginables sans raccordement spatial et aérien des plus précis au terrain.

GLONASS (le groupe russe de ce système compte 14 satellites, un chiffre qui sera porté à 18 en 2008 et à 24 en 2010) sera indispensable aux marins indiens si ceux-ci ont réellement l'intention de prendre à bail ou d'acheter des sous-marins nucléaires russes de la classe Chtchouka-B (AKULA selon la classification occidentale). Ce thème avait été abondamment débattu dans la presse russe la veille de la visite à Moscou de Manmohan Singh.

Des Chtchouka pour la mer d'Arabie et le golfe du Bengale

Au cours de la visite effectuée au mois de novembre dans la capitale russe par le ministre indien de la Défense, Pranab Mukherjee, comme pour "préparer le terrain" avant la visite du chef du gouvernement, on avait dit que Moscou et New Delhi avaient établi des contrats de coopération technico-militaire d'un montant de 9 milliards de dollars. Certains responsables indiens haut placés avaient suggéré que la Russie pourrait aider l'Inde dans le projet ATV (programme Advanced Technology Vessel concernant la création d'un sous-marin nucléaire indien).

Le ministre russe de la Défense, Sergueï Ivanov, avait immédiatement réagi à cette suggestion et déclaré qu'il n'était pas dans l'intention de Moscou de transmettre de quelconques technologies dans ce domaine. En clair, cela voulait dire "la Russie ne veut pas enfreindre les ententes internationales sur la non-prolifération des technologies nucléaires". C'est vrai que les interprètes n'ayant pas compris la signification du signe ATV avaient traduit les propos de Sergueï Ivanov comme un refus de Moscou de transmettre à New Delhi la technologie relative au chasseur de cinquième génération. Mais nous reviendrons sur ce thème. Pour le moment restons dans le domaine des sous-marins.

Pour les experts russes, le patron du département militaire avait en vue non pas les sous-marins eux-mêmes, mais uniquement la livraison à l'Inde de réacteurs nucléaires russes pour les submersibles construits en Inde dans le cadre du programme Advanced Technology Vessel. En outre, des incertitudes persistent en ce qui concerne la conclusion du contrat portant sur la livraison en leasing à la marine de guerre indienne de deux Chtchouka-B en voie d'achèvement aux chantiers navals de Komsomolsk-sur-l'Amour (Extrême-Orient russe). C'est à bord de ces unités que des équipages indiens doivent s'entraîner pendant que leurs submersibles sont en cours de construction.

Les marins indiens possèdent déjà une expérience en la matière. En 1988-1991, ils avaient loué à l'Union soviétique un sous-marin nucléaire polyvalent du projet 670A K-43 Nerpa, qu'ils avaient baptisé Chakra. A l'époque où cette décision avait été prise, le programme indien de construction d'une flotte sous-marine nucléaire lancé dans les années 70 du siècle dernier battait de l'aile. Bien qu'à ce qu'affirment les spécialistes russes, l'accès au réacteur nucléaire du Nerpa avait été strictement interdit aux marins indiens, le premier sous-marin nucléaire S-2 en chantier actuellement dans la péninsule de l'Indostan ressemble fort au submersible russe. Mais il n'y a là rien d'étonnant.

En Asie, à l'heure qu'il est, un seul pays, la Chine, possède des sous-marins nucléaires de construction locale. Toutefois, étant donné que ces submersibles ne se sont pas avérés très fiables, la plupart du temps ils restent amarrés aux quais de la base navale de Port-Arthur. New Delhi fait davantage confiance aux potentialités de Moscou. Le contrat de leasing de deux Chtchouka-B du projet 971 est à l'étude depuis 1998.

Au milieu des années 1980, deux unités de cette classe avaient été mises en chantier à Komsomolsk-sur-l'Amour pour la Flotte soviétique du Pacifique. L'éclatement de l'Union soviétique et la cessation du financement de ce projet n'ont pas permis de les achever. Réalisés à 80%, ces sous-marins attendent des jours meilleurs.

Le Chtchouka-B (projet 971) passe pour être le sous-marin le plus silencieux de la Marine de guerre russe. Sa coque, longue de 108 mètres et large de 13,5, comporte huit compartiments, un réacteur OK-650b et une turbine à vapeur de 43.000 ch. Sa vitesse en immersion est de 35 noeuds (64 km/h). Le sous-marin peu plonger jusqu'à moins 500 mètres. Son équipage est de 70 hommes. Il est doté de quatre tubes lance-torpilles de 533 mm, pouvant tirer des torpilles des types Chkval et RK-55, ainsi que de quatre lance-torpilles de 650 mm pour tirer des torpilles-missiles (ils peuvent aussi tirer le missile russo-indien BraMos). Les Flottes russes du Nord et du Pacifique sont dotées de 16 de ces submersibles.

Au mois de novembre 2004, pendant la visite effectuée aux chantiers navals de Komsomolsk-sur-l'Amour par Boris Aliochine, directeur de l'Agence fédérale pour l'industrie, décision avait été prise d'achever la construction des deux derniers submersibles. Non pas pour être livrés à la Marine de guerre russe, mais pour le leasing. Pour l'Inde, précisément, estiment les experts. Ceux-ci avancent même le montant du contrat: 1,8 milliard de dollars. D'après des sources de RIA Novosti au sein des constructions navales russes, une entente au sujet de l'achèvement de ces submersibles était intervenue dans le cadre du rééquipement du croiseur porte-avions Admiral Gorchkov pour l'Inde. Cette unité se trouve actuellement aux chantiers navals de Severodvinsk et porte désormais le nom du légendaire dirigeant indien Vikramaditya.

Pas un seul spécialiste moscovite ne doute que ces Chtchouka sont destinés à l'Inde. On sait déjà que quelque 200 marins indiens sont actuellement en stage au Centre nord-ouest de formation des sous-mariniers pour la flotte nucléaire de la Marine de guerre russe, qui se trouve à Sosnovy Bor, dans les environs de Saint-Pétersbourg. Ils ne sont pas venus dans cette ville pour un séjour de courte durée, ils ont amené avec eux épouses et enfants qui ne passent pas inaperçus dans les ruelles et les magasins de cette petite ville provinciale. Ce qui reste une inconnue encore, c'est la date où le drapeau indien sera hissé sur ces deux Chtchouka et les noms qu'ils porteront au moins dans les dix années à venir, durée du leasing indien.

Ce qui est sûr aussi, c'est que les deux Chtchouka en question figurent dans les 9 milliards de dollars d'armements russes que le ministre indien de la Défense, Pranab Mukherjee, a promis d'acheter. Ces sous-marins devraient sillonner la mer d'Arabie, le golfe du Bengale, l'ensemble de l'océan Indien et pas seulement. Ces submersibles ont un rayon d'action illimité.

Le SuMiG de cinquième génération

Dans ces 9 milliards de dollars il n'y a pas que les sous-marins nucléaires. Il y a longtemps que Moscou et New Delhi envisagent la création conjointe d'un chasseur de cinquième génération. Le projet secret de cet avion, étudié actuellement par le bureau d'études Sukhoï, a été présenté au président indien, Abdul Kalam, pendant son séjour effectué à Moscou l'été dernier, et au ministre indien de la Défense au mois de novembre.

Cependant, ce projet n'a probablement pas eu l'heur de plaire à Pranab Mukherjee. Le même jour, il s'était rendu à la compagnie RSK MiG qui elle aussi travaille sur un chasseur de cinquième génération (il y a quelques années son prototype volant 1.44 avait été présenté au grand public). Ensuite le ministre indien avait déclaré:

"Nos forces aériennes et entreprises aéronautiques souhaiteraient prendre part à toutes les étapes de la création du chasseur de cinquième génération, depuis les développements conceptuels et les études jusqu'à la coproduction, en incluant ici la participation financière de l'Inde. Nous avons fait part de ce desiderata au vice-premier ministre et ministre russe de la Défense, Sergueï Ivanov. Il ne doit pas s'agir uniquement d'une participation financière à une coproduction. Cela ne doit pas être non plus une importation directe de Russie. Tel est notre objectif.

Sur le moment, cette approche n'a pas obtenu l'approbation totale de Moscou. Ce qui le retenait, c'était l'interrogation concernant la signature de l'accord sur la protection de la propriété intellectuelle. Maintenant que le document a été signé pendant la visite du premier ministre indien, Manmohan Singh, d'autres hésitations avancent au premier plan. L'une d'elles a trait au fait que certaines ressources financières et matérielles ont déjà été dépensées pour le projet PAK FA (chasseur de cinquième génération) et que les travaux se trouvent actuellement au stade des développements sur maquettes. Les premiers essais en vol sont programmés pour 2007. Par conséquent, les constructeurs russes rechignent à tout reprendre de zéro.

Une autre question se pose: quelle conception de chasseur de nouvelle génération nos partenaires indiens veulent-ils exactement? A New Delhi on parle de plus en plus d'un chasseur polyvalent de classe légère. Un appel d'offres concernant un tel appareil a d'ailleurs été lancé. Cependant, en Russie le terme "chasseur de classe légère" est une notion très conventionnelle. Par exemple, le MiG-29 dans ses diverses versions passe pour être un chasseur léger. Cependant, son poids en ordre de marche est de 20 tonnes. Quant au Su-30MKI, un chasseur moyen, sa masse est de 34 tonnes. La différence est là. Seulement leurs missions sont différentes. Le "Su indien" peut s'attaquer indifféremment à des cibles aériennes, terrestres et navales. Il emporte près de 8 tonnes de munitions diverses. Sa vitesse dépasse de 2,35 fois celle du son et son plafond est de 18.000 mètres. Quant au MiG, si son plafond est identique et sa vitesse légèrement inférieure, sa capacité d'emport est deux fois moins importante. Sa mission essentielle est de conquérir la maîtrise de l'air et d'intercepter des cibles aériennes.

Personne ne sait comment le nouvel avion s'appellera. Peut-être Su-MiG du moment qu'il constituera une association de ce que les deux programmes ont de meilleur. Un autre problème, plus sérieux celui-là, se pose: de quel PAK FA l'Inde a-t-elle besoin? Avec un ou deux moteurs? A Moscou on estime que seuls deux moteurs de poussée vectorielle assureront à l'appareil l'hypermanoeuvrabilité qui fait la renommée du Su-30MKI et des autres chasseurs russes, dont le MiG-29. En outre, il doit avoir une signature radar la plus faible possible, ce qui implique le logement des missiles et des bombes à l'intérieur du fuselage et la présence à bord de l'avion d'un équipement électronique permettant de manoeuvrer en étroit contact avec les stations de guidage terrestres, spatiales et aériennes comme les A-50 ou AWACS. Le chasseur de cinquième génération doit aussi être à même de repérer et d'attaquer des cibles aériennes et aussi d'emporter un missile BraMos dont le poids est quand même de deux tonnes et demie.

Que nous le voulions ou non, ces "performances" réclament du poids. Prenons les avions américains de nouvelle génération F/A(22 Raptor et F-35 Joint Strika Fighter. Ils sont à peine plus légers que le Su-30MKI russo-indien. Par conséquent, le choix et la conception d'un nouveau chasseur conjoint, la concertation des intérêts industriels et commerciaux des deux Etats et des avionneurs impliqués dans le projet réclameront du temps. Ce dont ne manquent pas les deux parties.

Le Backfire et la modernisation du Fulcrum

Parmi les contrats pouvant figurer dans le "portefeuille de commandes de 9 milliards de dollars et être rapidement réalisés, les experts citent de plus en plus fréquemment la livraison à l'Inde de bombardiers stratégiques nucléaires Tu-22M3 (appelés Backfire en Occident). Selon les spécialistes, cet appareil a pour mission de frapper des cibles de toutes sortes, visibles ou non, avec des projectiles conventionnels ou nucléaires. Un appareil de reconnaissance maritime existe aussi, il s'agit du Tu-22MP.

Bien entendu, il n'est pas question que Moscou vende à New Delhi des missiles dotés de charges nucléaires. Mais il pourra assurément les autres armements à même d'être emportés par cet avion. L'essentiel, c'est que leur rayon d'action ne soit pas supérieur à 300 kilomètres, comme le stimulent les règlements internationaux. Ce pourrait être le missile X-15 d'une portée de 150 kilomètres (destiné à percer la défense antiaérienne de l'ennemi) ou le X-22, un missile anti-navire avec tête autodirectrice active et un rayon d'action de 140 kilomètres. L'ogive du missile pèse environ une tonne. Un croiseur frappé par une telle charge non nucléaire aurait de fortes chances d'aller au fond. Le Tu-22M3 peut emporter 24 tonnes de ces missiles: dix X-15 et trois X-22 dans le fuselage plus, accrochés aux suspensions, des missiles anti-navires X-31A/P, X-35 et des bombes FAB.

L'avion a un rayon d'action de 2.100 kilomètres et peut être guidé sur la cible depuis les postes de commandement terrestres, aériens et spatiaux. Le système GLONASS, sur lequel l'Inde va se connecter, lui aussi sera fort à propos. Les avions de conquête de la maîtrise de l'air MiG-29, appelés Fulcrum en Occident, modernisés pour porter leurs performances au niveau de celles des chasseurs polyvalents Mig-29CMT, pourront eux aussi utiliser le GLONASS.

Selon l'ouvrage de référence The Military Balance, l'Inde possède 70 de ces chasseurs. Dans le cadre de cette modernisation la Russie propose de remplacer le radar de bord par un Jouk-ME conçu par la corporation moscovite Fazotron-NIIR. Les antennes fabriquées par cette société sont bien connues en Inde. Des chasseurs MiG-21 "assez âgés" dotés de ces antennes ont remporté des combats d'instruction face à des F-15C/D Eagle américains plus modernes, ce qui a fait sensation dans le monde.

A propos, une antenne Jouk-ME sera montée sur les chasseurs embarqués MiG-29K et MiG-29KouB actuellement en cours de construction. Et si les Fulcrum sont modernisés, alors, comme l'affirment les spécialistes russes, leurs performances seront accrues de plusieurs fois.

Le radar de bord Jouk-ME associé à l'avionique permet de détecter et de poursuivre dix cibles aériennes simultanément, de choisir les quatre présentant le plus grand danger et de les détruire tout en continuant de contrôler l'espace aérien. Il peut aussi balayer la surface terrestre et maritime, établir les coordonnées des cibles, désigner celles-ci aux armes, etc.

D'ailleurs, les pilotes et les spécialistes indiens connaissent bien tous ces mérites. Il n'y a pas longtemps la corporation Fazotron-NIIR a présenté ce radar de bord à New Delhi et les militaires indiens s'y sont vivement intéressés. Il semble bien qu'un contrat approprié soit signé sous peu. C'est vrai que dans ce domaine l'expérience montre que les choses ne sont jamais très simples.

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