MOSCOU, 29 septembre. Igor Tomberg, maître de recherches à l'Institut d'économie de l'Académie des sciences de Russie, en exclusivité pour RIA Novosti.
Trois mois après l'apparition des premiers bruits sur la vente de Sibneft, Gazprom a signé avec Millhouse Capital un accord contraignant avec le holding gazier sur l'acquisition de 72,7% des actions à 3,8 dollars la pièce (ce qui correspond à peu près à la valeur de marché de la compagnie pétrolière). Outre ce paquet, Gazprom avait déjà racheté à sa filiale Gazprombank 3,016% des actions de Sibneft : le holding a ainsi obtenu la majorité qualifiée au directoire du pétrolier.
Selon l'un des participants à cette transaction, celle-ci a été la plus importante dans le secteur pétrolier russe, son montant s'étant élevé à 13,091 milliards de dollars. Le rachat de 3,016 % des actions de Sibneft avait coûté au consortium gazier près de 500 millions de dollars.
Avec des actions de Sibneft, Gazprom devient propriétaire d'autres actifs pétroliers russes que Sibneft ne possède pas directement mais que la compagnie pétrolière consolide dans sa comptabilité d'après les normes US GAAP. Par exemple, 49,5% des actions de Slavneft et de ses filiales (autant appartient à TNK-BP), 36,84% des actions avec droit de vote des Raffineries de Moscou et 49% des participations dans Sibneft-Yugra.
Gazprom entend régler le prix demandé par les actionnaires de Sibneft en s'adressant à un syndicat bancaire en mesure de financer cette transaction. Des négociations ont été menées avec ABN Amro et Dresdner Kleinwort Wasserstein. Il s'agissait de contracter un crédit pour un montant global atteignant 10 milliards de dollars, mais, il n'y a pas longtemps, d'autres établissements, Morgan Stanley et Citigroup, s'y sont joints et la somme du crédit a été portée à 12 milliards de dollars.
Il est prévu que Gazprom remboursera aux banques une partie de l'emprunt - près de 5 milliards de dollars - avant la fin de l'année, quand il touchera de l'Etat la dernière tranche pour ses propres actions, à hauteur de 5,7 milliards de dollars. Le reste de l'emprunt sera structuré sous forme d'obligations et de crédits à long terme.
Ce marché a plusieurs dimensions. Selon toute vraisemblance, Gazprom renforce sa présence sur le marché pétrolier russe. Les dirigeants du holding ont annoncé le projet de fusionner ses actifs au sein d'une seule compagnie pétrolière, Gazpromneft, et de porter la production d'hydrocarbures liquides de 10,5 millions de tonnes actuellement à 35-40 millions de tonnes vers 2010. "L'acquisition de Sibneft tend à parvenir à l'objectif stratégique de Gazprom : se transformer en une compagnie énergétique globale, devenir un des leaders du marché énergétique mondial", déclare Dmitri Medvedev, chef de l'administration présidentielle. Ce marché, a-t-il souligné, a été conclu dans un contexte de transparence.
Ainsi, une contribution de poids a été apportée au règlement civilisé du problème de la "déprivatisation". La vente de Sibneft signifie la fin de l'une des transactions les plus controversées de l'histoire, elle-même plus que controversée, de la privatisation de la propriété en Russie. Al Breach, économiste en chef d'UBS Brunswick, écrit, dans le Financial Times (Grande-Bretagne) : "La privatisation de 1995 selon le principe "les actions contre les emprunts" a été le péché originel. La vente de Sibneft ferme ce chapitre. Gazprom a payé un prix de marché pour cette compagnie et cela est une bonne nouvelle pour le marché".
Ce n'est pas un hasard si tous les commentateurs étrangers sans exception font des parallèles entre Roman Abramovitch et Mikhaïl Khodorkovski, soulignant que le propriétaire de Sibneft et de Chelsea a passé un marché exceptionnellement avantageux. Et, comme l'estiment certaines éditions américaines, pour le milliardaire russe quitter le pays n'aurait aucun sens. En tout état de cause, la perspective de rester gouverneur de l'une des régions russes du Grand Nord, la Tchoukotka, est parfaitement réelle pour lui. L'intention du Kremlin de régler les problèmes de propriété par des méthodes financières et non par la force compte aussi.
Donnant son avis de ce marché, le ministre des Ressources naturelles Youri Troutnev a dit : "D'une part, cela fait de Gazprom une des plus grosses compagnies énergétiques, ce qui a un impact positif sur les attraits d'investissement de la compagnie et de la Russie dans son ensemble. De l'autre, la transaction engendre des craintes quant à l'efficacité de la gestion de nouveaux actifs pétroliers et à une éventuelle monopolisation du marché".
Mais des experts n'estiment pas que cela peut provoquer des craintes. "Dans les pays gros producteurs de matières premières, l'ensemble du secteur minier est d'une manière ou d'une autre contrôlé par l'Etat, explique l'analyste de la compagnie d'investissement Troyka Dialogue Valeri Nesterov, cité par le journal Vremia Novostei. - Mais le secteur de transformation est partout contrôlé par le privé. En Russie, nous observons un stade intermédiaire et si nous avançons vers les conditions dans lesquelles vit le monde entier, il n'y a là rien de préoccupant. Certes le business privé est souvent plus efficace que le business public. Mais, du point de vue de l'efficacité de l'utilisation des ressources naturelles, cette question est à débattre".
Que les compagnies publiques soient moins efficaces que les sociétés privées, c'est évident. Pourtant, non moins évident est le "penchant" de certaines compagnies pétrolières pour accroître la production en "écrémant" les gisements les plus riches et en abandonnant (dans un état écologique désastreux) les gisements moins faciles à exploiter. Le pouvoir est plus préoccupé par l'avenir du sous-sol que par son exploitation, certes efficace mais bien trop prodigue.
D'ailleurs, certains arguments démentent la version de l'invasion totale de l'Etat. Vadim Kleiner, directeur pour les recherches corporatives à Hermitage Capital Management (principal détracteur des dirigeants de Gazprom) estime que "la nationalisation de la branche pétrolière rappelle aujourd'hui une pièce à deux entrées : d'une part, on assiste au rachat d'actifs privés par des sociétés publiques et, de l'autre, un processus inverse se développe et on s'attend à la libéralisation du marché des actions de Gazprom et à une IPO sur 49% des actions de Rosneft".
Mais c'est surtout le renforcement de la présence de l'Etat (et de son impact) dans le secteur énergétique russe qui déplaît aux commentateurs étrangers. De toute évidence, en raison de la consolidation des positions de la Russie dans le secteur énergétique mondial. Ce qui signifie automatiquement, vu l'état des marchés énergétiques internationaux, la montée du poids géopolitique du pays. Car, de nous jours, les ressources énergétiques sont un instrument géopolitique non moins important que les missiles. A noter que personne ne propose de privatiser les arsenaux nucléaires : cette comparaison est conventionnelle mais acceptable. L'an prochain, la Russie présidera le G8 et elle a proposé en qualité d'objectif global de sa présidence la garantie de la sécurité énergétique. D'où l'intérêt soutenu pour tout ce qui se passe dans le secteur pétrolier russe. Dans d'autres pays, un tel marché attirerait l'attention uniquement par ses dimensions financières. Quant au rachat du russe Sibneft par le russe Gazprom, il a suscité de vifs échos dans le monde, en raison surtout de sa portée pour l'économie que la géopolitique.