MOSCOU, 24 août - Alexeï Makarkine, directeur général adjoint du Centre des technologies politiques, en exclusivité pour RIA Novosti.
La concurrence de plus en plus féroce sur l'échiquier post-soviétique se traduit surtout par des manifestations politiques spectaculaires. Parmi celles-ci une place de choix est réservée au projet d'Alliance des pays riverains des mers Baltique, Caspienne et Noire annoncé récemment lors d'un sommet qui a rassemblé en Crimée les présidents ukrainien, géorgien, polonais et lituanien. Il s'agit évidemment de la mise en place d'un centre d'influence alternatif dans l'ex-URSS, et renforcé par les ambitions de Varsovie qui se veut le leader informel des "novices" de l'Europe élargie. Les pays membres de la CEI qui rejoignent le bloc, en particulier l'Ukraine, comptent bâtir avec l'Union européenne des relations positives en espérant, fût-ce à long terme, une intégration européenne, leur vieux rêve.
Portés par la vague des révolutions "colorées", les auteurs du projet se disent optimistes. Mais tout n'est pas si simple: un puissant facteur économique se mêle à une initiative politique. La Russie est le premier exportateur de gaz vers les pays d'Europe occidentale, un rôle qui ne dépend pas de la conjoncture politique: les exportations de gaz n'ont cessé ni pendant l'époque soviétique, ni pendant les tumultueuses années 1990, ni aujourd'hui.
Au moment même où les quatre leaders, sans inviter leur homologue russe, se réunissaient en Crimée, Moscou a annoncé le début de la construction du Gazoduc nord-européen (GNE). Les premiers cent kilomètres du gazoduc seront construits en six mois dans la région de Leningrad. Au deuxième trimestre de 2006, Gazprom doit mettre en service le premier tronçon du GNE long de 140 km qui traversera les régions de Vologda et de Leningrad. Plus tard, un tronçon sous-marin sera construit via la mer Baltique jusqu'à la ville allemande de Greifswald. Le gazoduc sera entièrement opérationnel à partir de 2010.
L'aspect politique du projet est évident: la Russie écoulera son gaz vers l'Europe occidentale en contournant les pays de transit, ce qui promet des problèmes économiques graves pour l'Ukraine et la Pologne. Rappelons que les conflits gaziers n'en finissent pas entre Kiev et Moscou, mais la situation géographique avantageuse permet à l'Ukraine d'échapper à de sérieux ennuis. Dès lors, un revirement radical de la situation se profile: la Russie aura à moyen terme une excellente solution de rechange.
Le projet GNE serait resté lettre morte s'il n'avait pas suscité l'intérêt des grandes compagnies allemandes. En avril, la compagnie Wingas, filiale commune du russe Gazprom et de l'allemand BASF, a accepté de participer au projet. Ruhrgas, partenaire traditionnel de Gazprom, n'exclut pas non plus de rejoindre le projet, et les principales banques internationales sont prêtes à octroyer des crédits.
Il est clair que l'opinion européenne adhère à la révolution "orange" en Ukraine et soutient la Pologne dans ses différends avec la Russie. Mais les intérêts économiques des compagnies allemandes (et non seulement) imposent un choix pragmatique en faveur d'une coopération gazière optimisée avec la Russie. Aujourd'hui, la Pologne fonde beaucoup d'espoirs dans le prochain changement du cabinet à Berlin: si Gerhard Schröder est reconnu comme un partisan actif du rapprochement avec Moscou, sa rivale et favorite de la course électorale, Angela Merkel, penche plutôt du côté de Washington et de Varsovie (où elle s'est rendue pendant la campagne électorale).
On sait que les groupes allemands sont attentifs à la position du gouvernement, et cela semble être le cas pour le projet GNE approuvé par le chancelier Schröder. N'oublions pas, cependant, que la tendance inverse est également envisageable: le gouvernement allemand serait forcé de tenir compte des intérêts des milieux d'affaires, d'autant plus que le CDU est traditionnellement plus proche des grandes entreprises que le SPD. En cas de succès électoral de la coalition de centre-droite, la réalisation du projet GNE pourrait à l'inverse se poursuivre.
Les pays de transit n'ont pas grand-chose à opposer à l'initiative russo-allemande. Un vieux projet de construction d'un gazoduc provenant de Turkménie et contournant la Russie, avancé il y a cinq ans par Ioulia Timochenko, alors vice-première ministre ukrainienne, refait surface. La nouvelle première ministre a déjà obtenu l'accord de Gaz de France qui a promis d'accorder son aide au transport de gaz en provenance de Turkménie et de l'Iran. Mais si le projet GNE est déjà en cours d'application, celui de Kiev en reste aux protocoles d'intentions vagues. Qui plus est, le partenariat gazier entre l'Ukraine et la Turkménie n'est pas au mieux de sa forme (le Turkmenbachi a publiquement accusé d'abus ses partenaires ukrainiens), alors qu'il est à peine possible d'évoquer une quelconque coopération entre l'Union européenne et l'Iran. Une alternative "méridionale" au GNE semble donc improbable. Cela signifie que la Russie pourrait détenir un atout de poids dans le grand jeu sur l'échiquier eurasien.