La stratégie de l'Union européenne à l'égard de la Russie

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par Sergueï Karaganov, président du Bureau du Conseil pour la politique extérieure et la défense

A 45 jours du prochain Sommet Russie-UE prévu pour le 10 mai prochain à Moscou, cette manifestation était

un des sujets majeurs de la Réunion européenne du "quatuor" Russie - France - Allemagne - Espagne à la mi-mars dernier dans la capitale française. Les commissaires au Commerce et aux Relations extérieures de l'Union européenne (UE) sont récemment venus à Moscou. Le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, Sergueï Lavrov, a rencontré les chefs des diplomaties de la "troïka" européenne (de l'actuel, du précédent et du futur pays assumant la présidence tournante de l'UE). On ne peut que se féliciter de l'intensité des contacts entre la Russie et l'Europe.

Pourtant, à cette joie se mêle un sentiment d'angoisse dû au fait que ni en Russie ni au sein de l'Union européenne, on ne comprend l'objectif stratégique de leur dialogue. A Bruxelles, le dialogue avec Moscou se trouve complètement soumis aux intérêts et à l'inertie des bureaucrates. En Russie, cette bureaucratie est pratiquement inexistante. Le temps a manqué pour la mettre en place. Aussi, en l'absence d'un objectif stratégique précis, la Russie est-elle vouée à des reculs et des concessions unilatérales, qui, loin d'être à son avantage, lui sont franchement néfastes. Ainsi, l'incompétence aux négociations sur la région de Kaliningrad a conduit à l'échec de Moscou, de sorte que les Russes doivent désormais solliciter de facto des visas pour se rendre d'une partie à l'autre de leur propre pays. Le transit est devenu beaucoup plus cher. De tels échecs nous rappellent la dernière période de la présidence de Mikhaïl Gorbatchev ou le début de l'ère Eltsine, avec Andreï Kozyrev comme ministre des Affaires étrangères. Le pays paie en fait jusqu'ici au prix fort le manque de compétence et la politique "des courbettes" de l'époque, prix qui se traduit par une suspicion exagérée et souvent déplacée des Russes vis-à-vis de l'Occident, dans leur impression que l'on cherche toujours à duper la Russie. Force est de reconnaître que nous nous sommes leurrés dans la plupart des cas. La réédition de cette politique n'apportera rien de bon.

Néanmoins, un nouveau tour de concessions absurdes est toujours possible. De l'avis de l'élite politique russe, les relations entre la Russie et l'Union européenne traversent une crise latente. En effet, la coopération bilatérale Russie-UE n'a toujours pas d'ordre du jour constructif. Qui plus est, au niveau des valeurs mêmes, les différences entre la politique pratiquée aujourd'hui par la Russie et celle du reste de l'Europe sont de plus en plus évidentes.

La situation est encore aggravée du fait qu'en l'absence de stratégie à l'égard de la Russie, l'Union européenne ne fait qu'arracher petit à petit à Moscou des concessions unilatérales au profit de ses Etats membres ou des acteurs du marché. L'UE marchande âprement pour quelques dizaines ou centaines de millions de dollars qui comptent souvent beaucoup pour la Russie. Et ce, dans le contexte où les subventions de l'Union européenne à la seule agriculture se montent à cent milliards d'euros. Par ailleurs, tout indique que vu la faiblesse et le flou de ses perspectives en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC), l'Union européenne a choisi, l'espace de la Communauté des Etats indépendants (CEI) comme polygone pour la renforcer. Et alors que la Russie essayait de relever le défi réel ou imaginaire des Etats-Unis au cours des élections présidentielles en Ukraine, le vide ainsi formé a été vite rempli par les représentants de l'UE, et ce sont justement ces derniers qui ont orchestré, à la dernière étape, le conflit qui a éclaté dans ce pays au cours de la campagne électorale.

On est aussi en présence d'un autre défi des plus compliqués pour la Russie et pour les relations entre la Russie et l'Europe. A l'issue des élections en Ukraine, il est devenu parfaitement évident que, quelques années plus tard, toutes les républiques occidentales de l'ancienne Union Soviétique adhéreraient, tôt ou tard, à l'Alliance de l'Atlantique Nord et graviteraient, par conséquent, autour de l'Union européenne.

Si bien que la Russie risquerait de devenir non pas un pôle de force mais de faiblesse. Autrement dit, elle pourrait retomber dans l'isolement d'où, au prix d'immenses sacrifices, les tsars et même les secrétaires généraux du PCUS l'avaient tirée auparavant.

Et voilà que maintenant pour dissimuler le vide conceptuel dans les relations entre la Russie et l'UE, les parties ont inventé la signature de documents sur les "quatre espaces" - "espace économique commun", "espace commun de liberté, de sécurité et de justice", "espace commun de coopération dans le domaine de la sécurité extérieure", "espace de recherche et d'enseignement, incluant la culture".

Faute de mieux, on peut évidemment signer de tels documents également. Néanmoins, une telle démarche comporte aussi des risques.

Cela peut, par exemple, créer l'impression, parfaitement fausse d'ailleurs, que tout va très bien dans la coopération entre la Russie et l'UE, ce qui déboucherait inévitablement sur de nouvelles déceptions.

Ces espaces peuvent notamment être exploités pour arracher de nouvelles concessions à la Russie. Certaines informations circulent déjà sur de telles tentatives en gestation.

Il est pour le moins alarmant que les négociateurs russes ont pour tâche de signer les accords sur les "espaces" au cours du Sommet Russie-UE en mai prochain à Moscou. Pourtant, nos partenaires ne s'assignent pas CET OBJECTIF, ce qui met les négociateurs russes en situation de faiblesse. Si Moscou ne renonce pas à ce but, l'histoire de l'Acte fondateur Russie-OTAN de 1997 pourrait bien se réitérer. A l'époque, le Président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine, avait ordonné de signer coûte que coûte le document en question. Résultat, cet Acte fondateur qui légitimait de facto l'élargissement de l'Alliance de l'Atlantique Nord a été signé. Et désormais, Moscou ne pourra plus émettre d'objections, même quand l'Ukraine ou la Géorgie seront admises à l'OTAN.

Le danger des futurs accords sur les espaces communs réside, en outre, dans le fait qu'aucun nouvel acte fondateur sur les relations Russie-Union européenne ne sera créé. L'ancien Accord de partenariat et de coopération de 1994 expire en 2007. Qui plus est, ce document est très imparfait et a fait son temps. Quoi qu'il en soit, ce vieil Accord pourrait bien être prorogé et les parties resteraient avec leurs espaces communs, qui sonnent peut-être bien, mais ne signifient pratiquement rien sur le plan politique et juridique.

Dans ces conditions, la Russie doit décider enfin si elle tient effectivement à être l'Europe, ne fût-ce qu'à sa manière, et à être avec l'Europe. Où si elle veut, peut-être, rester seule avec sa population qui ne cesse de diminuer et sa part de moins en moins importante dans le produit intérieur brut (PIB) mondial. D'autre part, en optant pour une voie commune avec l'Europe, il faudra aussi faire en sorte que l'Union européenne définisse son attitude envers la Russie. Ou même soulever la question d'une éventuelle adhésion de la Russie à l'UE dans une perspective à long terme. Il s'agirait alors, de toute évidence, d'une nouvelle Russie, d'une Russie différente, au sein d'une Union européenne tout aussi nouvelle. Une telle autodétermination aiderait aussi à élaborer enfin le vecteur du développement intérieur de la Russie.

Il y a en Russie des dizaines de fois moins de spécialistes de l'UE que dans les pays même les plus petits de l'Europe. Néanmoins, l'Europe intervient pour la moitié dans le chiffre d'affaires du commerce extérieur de la Russie, ainsi que pour 50% de son trafic touristique et de ses rapports d'affaires. Aussi, devons-nous élaborer sans plus tarder un puissant programme de formation despécialistes de l'Union européenne.

Il faut aussi faire preuve d'initiative. Nous devons commencer nous-mêmes à préparer le nouvel accord qui devra se substituer à l'Accord de partenariat et de coopération de 1994. On ne doit en aucun cas admettre la formation d'un vide politique et juridique, bien qu'il puisse être dissimulé par les "espaces". Nous ne devons pas, non plus, nous retrouver dans la situation, hélas typique, où Moscou se voit obligé d'essayer de rédiger le texte déjà écrit à Bruxelles.

Somme toute, on peut évidemment signer des accords sur les "espaces", mais sans concessions aucunes. Qui plus est, on ne doit les signer que quand ils seront prêts effectivement, et non pas à une date fixée d'avance. Enfin, les "espaces" doivent constituer une étape dans la voie de l'élaboration d'un nouvel accord, mais ne pas le remplacer.

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