Par Youri Zaïtsev, expert de l'Institut d'études spatiales
En 2005-2008, les usines aéronautiques russes devraient assembler 135 avions commerciaux. Bien que ce programme ait été entériné à la fin de l'année dernière par le gouvernement de Mikhaïl Fradkov, son financement a néanmoins été revu à la baisse. De l'avis des experts, il va falloir se limiter à la fabrication de 80-90 appareils, le nombre d'avions mis en chantier en 2005 sera seulement de 30 au lieu des 70 prévus. Le ministère russe de l'Industrie et de l'Energie revoit donc la liste des avions à construire. Etant donné qu'après l'élection présidentielle en Ukraine les responsables russes n'ont plus tellement à tenir compte de considérations politiques, on s'attend à voir disparaître de la liste des projets prioritaires les Antonov ukrainiens, notamment l'AN-148, concurrent direct du très prometteur RRJ russe (Russian Regional Jet). Il est construit par le holding aéronautique Sukhoï avec la participation de l'industrie aéronautique française et l'appui de la compagnie américaine Boeing pour le consulting.
Presque simultanément (1999-2001) Antonov et Sukhoï ont procédé à l'analyse du marché des grands avions régionaux, évalué ses perspectives et se sont attelé à la phase active de la conception. Sur quoi les travaux ont-ils abouti à ce jour?
L'An-148 est un avion entièrement nouveau. La concentration des ressources d'Antonov a permis d'achever le dossier documentation un peu avant Sukhoï et d'entamer la fabrication des pièces des trois appareils expérimentaux. En octobre 2004, le premier AN-148 a quitté l'atelier d'assemblage et le 17 décembre il a effectué son premier vol. Les conditions et l'outillage nécessaires existent pour lancer la production en série. Le seul problème réside dans la question de savoir si les mécaniciens d'instruments pourront équiper les AN-148 de série. Ici tous les espoirs reposent sur le groupe russe Aviapribor Holding.
Tout comme Antonov, à la première étape le Bureau d'études Sukhoï avait envisagé plusieurs versions de l'avion régional. Simultanément il avait recherché un partenaire approprié pour la conception du projet et finalement c'est un "maître" qui a été trouvé, en l'occurrence "sa majesté Boeing". Il était prévu que le centre d'ingénierie de la société américaine intervienne dans le rôle de leader du projet, pour la réalisation duquel on solliciterait aussi la fleur des sociétés aéronautiques et spatiales russes. Cependant, peu après les hautes instances dirigeantes de Boeing ont réduit le rôle de la société à celui de consultant du bureau d'études Sukhoï, celui-ci assumant les obligations d'exécutant principal. Une charge dont il s'est parfaitement acquitté.
"Pour l'instant, nous n'avons pas reçu un rouble du gouvernement", avait déclaré à la fin de l'année dernière le directeur général d'Avions civils Sukhoï (GSS), Viktor Soubbotine.
"Si GSS obtient quand même des fonds publics, il faudra les rembourser, a-t-il souligné. Le RRJ est un projet purement commercial et GSS demande à l'Etat d'intervenir en tant qu'investisseur. Son argent lui sera restitué avec le produit de la vente des avions".
Aujourd'hui on peut d'ores et déjà dire que la bataille engagée pour le budget 2005 s'est achevée sur la victoire de Sukhoï. Les ministres russes "durs à la détente" ont même été contraints d'apporter des corrections au document qu'ils avaient élaboré. Au fond, ils y ont été contraints par leurs homologues français préoccupés par la situation des compagnies françaises impliquées dans le projet: Snecma (moteurs SaM146), Thales (avionique), Liebherr (systèmes de commande et conditionnement), Messier Dowty (châssis) et Intertechnique (équipement carburant).
Aujourd'hui Sukhoïest quasiment prêt à lancer la production. Le premier avion expérimental devrait être construit dans le courant du troisième trimestre 2006. La livraison des premiers appareils de série est programmée pour le quatrième trimestre 2007. Ce calendrier pourra être respecté grâce à une méthode d'assemblage appliquée par Boeing et qui permet de réduire sensiblement la durée de fabrication des appareils expérimentaux et de série.
En principe, les concurrents pourraient se "séparer" à l'amiable: Antonov réalisant 70-80 moyen-courriers (1.000-2.000 kilomètres) et Sukhoï 95-110 avions à rayon d'action plus grand (3.000-5.000 kilomètres). Un problème se pose cependant. Pour que les entreprises aéronautiques soient rentables, elles doivent produire pas moins de 200 avions par an, et ce alors que les besoins annuels des transporteurs aériens russes sont estimés à 60-80 appareils. En réalité, les compagnies acquièrent un nombre inférieur d'avions. Pour stimuler la production le gouvernement entend dégager d'ici à 2010 2,9 milliards de dollars pour payer le service leasing. Pour le gouvernement, la création de la Compagnie aéronautique unifiée a pour objectif de réduire au maximum le nombre de types d'avions construits en Russie. Pour ce qui est de l'An-148 sur le plan pratique cela se traduit par la cessation du financement public de la production en série au groupement aéronautique de Voronej. En guise de "prétexte" on invoque le fait que l'AN-148 n'a pas encore obtenu son certificat de navigabilité (selon le "Programme 2005-2008" les ressources destinées aux compagnies de leasing ne peuvent être utilisées que pour les avions homologués).
En qualité de compensation Antonov s'est vu promettre une assistance dans la construction de l'An-124 Ruslan, un avion-cargo militaire super-lourd stratégique. Il ne fait pas partie du "Programme 2005-2008" limité aux seuls avions commerciaux. Le ministère de l'Industrie et de l'Energie s'est prononcé pour qu'un soutien soit accordé aux plans de modernisation du parc d'An-124 et de reprise de l'assemblage des Ruslan (50-80 nouveaux avions d'ici à 2020). Toujours à titre de compensation, on pourrait accroître le nombre d'An-140 devant être assemblés à l'usine Aviakor de Samara. Les dirigeants russes sont convaincus que le Ruslan et l'An-140 suffisent amplement pour sceller la coopération stratégique avec l'Ukraine dans le domaine de l'aéronautique: ces avions fournissent du travail à trois grandes entreprises aéronautiques ukrainiennes.
Quant à la réduction du nombre d'AN-148, elle est présentée comme une démarche inévitable car étant un concurrent direct du RRJ, un des projets les plus prometteurs, à même d'assurer une percée qualitative de l'industrie aéronautique civile russe et de hisser celle-ci au niveau des plus grands avionneurs mondiaux.