Staline reste toujours un personnage culte de l'histoire mondiale: au mois de mars, aux Etats-Unis, un ouvrage intitulé simplement "Staline" est venu s'ajouter aux innombrables biographies consacrées à cet homme. Son auteur, l'historien britannique Robert Service, occupe une position inhabituelle vis-à-vis du dictateur.
Ainsi qu'il est écrit dans une annotation, "Service reconsidère l'image du Staline dictateur que rien n'arrête. Son pouvoir n'était pas illimité et sa conviction d'être entouré d'ennemis n'était pas dénuée de fondement".
En Russie il nous est difficile de nous rallier à cette approche de l'historien britannique. Des millions de gens ayant vécu sous Staline et aujourd'hui encore en vie pensent que le pouvoir illimité d'un dictateur est le seul moyen de gérer un immense pays. Un sondage réalisé tout récemment a confirmé cette attitude constante vis-à-vis de Staline: près de la moitié des personnes interrogées estiment que la dictature stalinienne était opérante et juste, et ce en dépit du lourd tribut humain - plusieurs millions de vies - payé par le peuple.
Même les rapports à l'égard de sa fille Svetlana, le seul membre de la famille de Staline après le suicide de sa femme, Nadejda Alliloueïva, n'avaient pas fait exception à la règle. On peut dire que la dictature en Union soviétique a commencé avec la fille de Staline quand elle était encore pionnière (membre de l'organisation enfantine des Pionniers).
J'ai un peu connu Kira Alliloueïva, qui était apparentée à la lignée géorgienne des Djougachvili, et qui dans son enfance avait été une proche amie de Svetlana Staline. Elle m'a dit un jour que son père allait jusqu'à vérifier la longueur des robes de sa fille. Une fois, dans un camp de pionniers situé dans le midi de la Russie, les amies s'étaient fait photographier vêtues de nouvelles robes courtes et avaient envoyé les clichés à Moscou. Une semaine plus tard l'orage s'était abattu. Les fillettes avaient été mandées par le directeur du camp apeuré qui leur avait remis une enveloppe du Kremlin acheminée par courrier d'Etat, c'est-à-dire par avion! Svetlana y avait trouvé la photo la montrant dans sa nouvelle robe. Une croix avait été tracée au crayon rouge sur le cliché. Au dos de la photo elle avait lu: "traînée!" et la signature de son père: Staline.
Dans ses mémoires intitulés "Vingt lettres à un ami" Svetlana rappelle également comment ses petites culottes (elle avait alors dix ans) avaient suscité la colère paternelle: "Quelle honte! Qu'est-ce que c'est que ces sportives? Des culs nus, oui!". Staline avait alors sorti d'une armoire deux de ses maillots de corps en batiste et donné des instructions à la nounou pour qu'elle confectionne à Svetlana des pantalons larges assez longs "pour qu'ils cachent les genoux". " Papa, maintenant plus personne ne porte ces trucs là! ", a-t-elle dit. Mais le père s'était montré intraitable.
Dans la stratégie de pouvoir total prôné par Staline il ne pouvait pas y avoir de zones échappant au contrôle, même pas la vie de sa propre fille. Sinon tout se serait effondré.
Dans ce même livre Svetlana évoque le jour où elle a brusquement compris que son père était devenu un chef que personne n'oserait contredire. Une scène avait particulièrement frappé la fille. C'était au début des années 1930, Staline avait regagné tard un soir son appartement au Kremlin. On l'attendait pour dîner. La table était servie, une poularde bouillie était disposée sur un plat. Probablement d'humeur exécrable, Staline avait saisi le plat et l'avait balancé par la fenêtre en criant: Encore de la poule! Celle-ci s'était écrasée au pied d'une sentinelle qui n'avait pas bronché.
Après la mort de Lénine, le 21 janvier 1924, une troisième attaque avait empêché Staline de figurer parmi les successeurs probables du chef. Trotski, Kamenev et Zinoviev dominaient dans le parti, mais aucun des grands favoris ne s'était décidé à briguer le rôle de leader. Par la suite, à propos de l'occasion perdue de s'opposer à Staline lors de la dernière et très importante période de la maladie de Lénine, Trotski dira qu'une telle démarche aurait pu être interprétée comme une tentative pour remplacer Lénine à la tête du parti et de l'Etat. "Il m'était impossible de penser à cela sans tressaillir", a écrit Trotski. Staline, lui, n'a pas tressailli. C'était justement l'homme qui ne s'arrête devant rien.
Cependant, aussi paradoxal cela soit-il, la dictature, qui de par nature sous-entend simplification des décisions et ignorance des subtilités, révèle parfois une perception approfondie des événements. Dans son ouvrage Robert Service cite Winston Churchill. Celui-ci relate comment lors des rencontres de Téhéran et de Yalta le dirigeant soviétique avait su momentanément analyser les situations militaires et proposer sur-le-champ des solutions appropriées. Le flair infaillible de Staline et son aptitude à ordonner son propre pouvoir avaient tellement frappé Churchill que celui-ci avait écrit: "Staline était le plus grand dictateur de tous les temps, il avait pris en main la Russie de l'araire, quand il l'a laissée c'était la Russie de la bombe atomique".
La même Kira Allilouïeva m'a raconté comment en juin 1941 elle et Svetlana Staline, qui se trouvaient en Crimée, avaient hâte de rentrer à Moscou pour se battre contre les fascistes. Les jeunes filles avaient peur que la guerre se termine avant qu'elles puissent y prendre part.
Le voyage avait été long, la fille de Staline ne bénéficiait d'aucun privilège. Arrivée à Moscou, Svetlana avait appelé le Kremlin d'une cabine de la gare. Kira était à côté et avait entendu son amie donner le mot de passe pour entrer en communication avec son père. Finalement Staline avait décroché et Svetlana l'avait aussitôt supplié de l'envoyer sur le front avant la fin des hostilités. Brusquement Svetlana avait raccroché, en pleurs: "Papa m'a enguirlandé et dit que nous allions faire la guerre quatre ans".
Quatre ans! Les deux jeunes filles étaient abasourdies. Une voiture était rapidement venue chercher Svetlana et les deux amies ne devaient plus se revoir qu'après la fin du conflit qui allait durer exactement quatre ans. Comme Staline l'avait prédit.
On sait aussi qu'en prenant la parole sur la Place Rouge au mois de novembre 1941, il avait déclaré au pays tout entier que "nous aurons à combattre six mois, un an au maximum". Staline savait que c'était un mensonge, mais ce qu'il avait dit avec emportement à l'oreille de sa fille, le pays ne devait pas le savoir.
Robert Service aura beaucoup de mal à convaincre les lecteurs russes que l'heure est venue de reconsidérer l'image du Staline dictateur. Pour nous il restera à jamais le symbole de la dictature, c'est-à-dire de l'enchaînement des actes commis sans le moindre tressaillement.
