Les Russes disaient que Maskhadov - il a été tué mardi dernier - devait périr tôt ou tard. Beaucoup se sont réjouis de la nouvelle. D'autres ont appelé à se préparer à un nouveau regain de chaos et de terrorisme dans le Sud de la Russie. D'autres encore s'interrogent : pourquoi aujourd'hui précisément? Et personne n'a demandé pour quel motif il venait d'être tué.
Les observateurs occidentaux ont été, par contre, abasourdis, effrayés et déçus. Dans leur majorité, ils ont interprété la mort de Maskhadov comme la condamnation définitive des tentatives de règlement pacifique en Tchétchénie, comme la preuve de la cruauté de Vladimir Poutine et comme la justification du choix de l'isolement politique de la Russie.
Maskhadov, tout comme Mikhaïl Gorbatchev dans les années 1990 ou Edouard Chevardnadze pendant les dernières années de sa présidence, passait, à l'étranger, pour un symbole de liberté mais était en même temps, dans son pays, discrédité, méprisé, négligé. Autant ses émissaires et son équipe publicitaire sont parvenus à faire de lui, en Occident, un "personnage politique à visage humain", autant le Kremlin a réussi à faire entrer son "aspect inhumain" dans la tête des Russes.
En réalité, Maskhadov était un personnage beaucoup plus complexe et ce n'est pas tant sa réputation que son oeuvre qui est la cause de sa mort.
Il savait être diplomate, à l'opposé de ses compagnons d'armes dont les propos respiraient la haine féroce. En 1996 il menait avec les troupes russes des négociations qui ont permis à tout le monde de "sauver la face" et raisonnait avec conviction sur la Tchétchénie pacifique et libre. Bien que, officiellement, il ait occupé de 1996 à 1999 le poste de président de la Tchétchénie, c'était ses collègues extrémistes corrompus qui conduisaient le bal dans sa république : ils enlevaient des civils, organisaient des exécutions publiques, réclamaient une révolution islamique. Peu importe si Maskhadov encourageait ces sauvageries ou s'il était obligé de les supporter, il n'a rien fait pour y mettre un terme. Son gouvernement a volé la majeure partie des fonds alloués à la reconstruction de la république. Vers 1999, alors que les forces russes étaient de nouveau entrées en Tchétchénie, la légitimité de Maskhadov était compromise aux yeux aussi bien des Tchétchènes que des Russes. Ces dernières années, il se jetait d'un bord à l'autre, tantôt il condamnait l'extrémisme, tantôt il le justifiait; tantôt il faisait la propagande de l'islam, tantôt il se faisait le chantre du séparatisme laïque; tantôt il exaltait le droit international, tantôt il en faisait litière; tantôt il déclarait que tous les extrémistes tchétchènes étaient sous ses ordres, tantôt il se désolidarisait des attentats que ces derniers montaient contre la population civile.
Mettant en vedette le rôle que Maskhadov a joué pour faire cesser la première guerre de Tchétchénie, les observateurs occidentaux lui attribuaient aveuglement toutes les possibilités éventuelles de négociations politiques sur l'achèvement de la guerre actuelle. Mais on voit mal avec qui il aurait pu négocier. Les autorités russes avaient refusé, il y a cinq ans, tout dialogue avec lui et n'ont jamais donné le moindre prétexte à penser qu'elles avaient changé de position.
Depuis l'intervention des Tchétchènes au Daghestan voisin en 1999, les représentants officiels de la Russie le qualifiaient de terroriste. A l'étranger, cette accusation était négligée, même lorsque l'ONU a porté la "superstar tchétchène", Chamil Bassaïev, allié intermittent de Maskhadov, sur la liste des terroristes internationaux.
Les fonctionnaires russes savaient qu'il n'y aurait jamais de négociations avec Maskhadov, mais maintenant qu'il n'est plus, ils espèrent que le reste du monde finira par comprendre et renoncera à ses tentatives pour obtenir un règlement politique en Tchétchénie. Cependant, le danger de la situation actuelle est que, vu les relations déjà tendues entre la Russie et l'Occident, les milieux officiels des Etats-Unis et de l'Europe peuvent maintenant refuser toute coopération avec Moscou.
Les fonctionnaires occidentaux évoquent le règlement du problème tchétchène, mais les autorités politiques russes estiment qu'il n'y a rien à régler. En 1996, elles avaient accepté le compromis et l'ont regretté plus tard. Cette fois, elles occupent une position ferme : la Tchétchénie est une république faisant partie de la Russie et doit de ce fait être dirigée par un gouvernement qui respecte la Constitution russe et fasse allégeance à Moscou.
Du point de vue de cette politique du Kremlin, l'assassinat de Maskhadov peut être considéré comme une victoire, quoique non sans nuances désagréables. Comme les informations sur les circonstances de son assassinat demeurent vagues et contradictoires, les actions du FSB semblent maladroites et peu efficaces. Des questions se posent sur le moment de sa liquidation : si Maskhadov a pu pénétrer sans être vu dans un village à douze kilomètres seulement de Grozny, pourquoi les forces fédérales ont-elles mis plus de cinq ans à le trouver? Ou, du moins, pourquoi ont-elles attendu aussi longtemps pour en finir avec lui? Maintenant, les forces fédérales vont multiplier leurs opérations offensives et tâcheront probablement de supprimer un autre personnage, beaucoup plus redoutable, Chamil Bassaïev. Mais avec la mort de Maskhadov, la montagne tchétchène ne deviendra pas plus accessible pour autant et les extrémistes fondamentalistes ne se transformeront pas en russophiles. Beaucoup dépendra des Tchétchènes, de la question de savoir s'ils s'uniront autour du nom de Maskhadov ou si la scission s'aggravera, si sa mort renforcera la résistance organisée ou si elle provoquera une nouvelle vague d'attentats terroristes.
La mort de Maskhadov n'incitera pas les Russes à repenser leur politique en Tchétchénie. Peut-être, quoique ce soit improbable, incitera-t-elle les pays occidentaux à revoir leur propre ligne politique. Mais pour les Russes les séparatistes tchétchènes seront toujours des bandits et des terroristes alors que pour les médias occidentaux ils seront des rebelles. La mort d'un leader connu ne suffit pas pour surmonter ces contradictions linguistiques et surtout pas les divergences sur la voie de développement de la Russie dont elle est un reflet.