L'Ukraine tiendra-t-elle la distance?

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PARIS, 5 mars. (Par Angela Charlton, pour Ria Novosti). Le gouvernement de Viktor Iouchtchenko agit vite pour couper les ponts avec le passé récent de l'Ukraine. Peut-être trop vite.

La semaine dernière les dirigeants ukrainiens ont annulé les résultats de la privatisation de la principale entreprise métallurgique, aboli les avantages dont bénéficiait l'ex-président Leonide Koutchma et laissé entendre que lui et son entourage étaient impliqués dans un assassinat retentissant. Un membre de cet entourage, l'ancien ministre de l'Intérieur Youri Kravtchenko, a été retrouvé mort justement la veille d'être entendu vendredi par la justice. Il s'agit probablement d'un suicide. Ce lessivage effréné entrepris après Koutchma et, en particulier, la mort de Kravtchenko, incitent à se demander si Viktor Iouchtchenko tiendra la distance.

Les nouveaux dirigeants de l'Ukraine se devaient de mettre de l'ordre pour donner satisfaction à ceux qui sous la pluie et la neige avaient manifesté pour blackbouler l'équipe de Koutchma, et aussi aux médiateurs occidentaux sans l'aide desquels à la dernière présidentielle il aurait été impossible de faire pencher la balance en faveur de Iouchtchenko. Celui-ci a sagement commencé avec des démarches audacieuses ayant démontré son indépendance.

Cependant, pour reconsidérer dix années de privatisation et élucider les affaires criminelles il faudra que le président fasse montre de beaucoup de retenue et bénéficie d'un large soutien politique. Viktor Iouchtchenko a besoin de son énergie et de ses partisans pour les projets plus urgents, par exemple pour la restauration de l'économie ukrainienne. L'épuration recèle certains risques. Elle pourrait effrayer les investisseurs étrangers, remettre en question le droit de propriété. Elle pourrait aussi donner lieu à des règlements de comptes personnels, ce qui concerne tout particulièrement la première ministre, Ioulia Timochenko, qui, arrêtée pour corruption sous Koutchma, avait ensuitepris la tête de l'offensive lancée contre lui. Si la campagne s'emballe et va trop loin, elle pourrait faire peur aux alliés démocrates européens dont Iouchtchenko a tellement besoin. Mais ce qui est plus grave, c'est qu'elle pourrait plonger l'Ukraine dans l'extrémisme post-révolutionnaire, qui avait corrompu les réformateurs sincères en remplaçant un régime clanal et intolérant par un autre.

Les Russes établissent un parallèle avec leur propre histoire, certains sans se gêner, d'autres avec compassion. D'autres encore évoquent les horreurs de la guerre civile et les purges staliniennes. Cependant, il serait plus opportun de faire la comparaison avec la fièvre anticommuniste qui s'était emparée de la Russie au lendemain de l'éclatement de l'Union soviétique.

Les lois avaient été abolies, ce qui avait débouché sur un vide, conduit à une corruption effrénée et ouvert la voie à une nouvelle élite qui avait mis la main sur les richesses du pays. Le parti communiste avait été interdit et rétabli dans ses droits ensuite. La négation du communisme avait provoqué l'affrontement sanglant pour le contrôle du parlement en 1993 et nourri l'opposition qui jusqu'à la fin de la décennie avait freiné des quatre fers les réformes de Boris Eltsine. L'anathème prononcé contre l'ancien régime avait provoqué l'aliénation des millions de Russes pour qui la carte du parti était une boussole. Quant aux réformes économiques de Boris Eltsine, elles avaient décontenancé le reste de la population paupérisée.

Des millions d'Ukrainiens, y compris ceux qui ont voté en faveur de Viktor Iouchtchenko, ont plus ou moins profité du régime de Leonide Koutchma. Certains ont réalisé des privatisations juteuses, d'autres ont été embauchés par les directeurs d'usine soutenant le président. Viktor Iouchtchenko ne peut pas les jeter tous derrière les barreaux ni se permettre de les effrayer par des moyens politiques. Il lui faut trouver un moyen de châtier de manière sélective et juste si possible. Même dans les régions d'Ukraine occidentale favorables à Iouchtchenko les hauts fonctionnaires commencent à s'inquiéter, craignant de devoir céder la place à des gens non compromis avec l'administration précédente. Les hommes d'affaires prospères, qui dans leur majorité avait été contraints de verser des pots-de-vin aux fonctionnaires de Koutchma pour pouvoir travailler se demandent, mi-figue, mi-raisin, s'ils ne vont pas être obligés de passer la frontière.

Si Viktor Iouchtchenko n'indique pas quelles sont les nouvelles règles et quels seront les fautes passées pour lesquelles il faudra rendre des comptes, alors les choses pourraient prendre une tournure plus grave. Car même si les chefs d'entreprise ukrainiens préfèrent la politique de Iouchtchenko à celle de son prédécesseur, nombre de leurs méthodes de travail ne résisteraient pas à un contrôle judiciaire sérieux. La renationalisation et, en dernière analyse, la reprivatisation de "Krivorojstal" sont manifestement un point de départ. L'année dernière le plus gros producteur d'acier du pays avait été vendu au gendre de Léonide Koutchma, Viktor Pintchouk, et à Rinat Akhmetov, un ami du magnat, pour un prix qualifié de dérisoire par tous. Toutefois, le gouvernement va devoir maintenant trouver 800 millions de dollars, leur rendre et ensuite trouver un nouvel acquéreur à même de débourser trois milliards de dollars, la valeur estimée du combinat. La facilité et la rapidité de ce marché vont constituer un test majeur pour Iouchtchenko et son équipe, qui montrera jusqu'où ils peuvent aller dans la reconsidération de la privatisation d'autres compagnies.

La reprise de l'enquête sur l'assassinat du journaliste Gueorgui Gongadze elle aussi était logique, bien qu'étant une démarche contestable du nouveau gouvernement. Ce crime a été le premier événement à avoir mobilisé l'opinion d'opposition contre la gestion de Leonide Koutchma, et les errements de l'instruction ont accentué la méfiance des Ukrainiens à l'égard des instances judiciaires. Cependant, les enregistrements sur lesquels étaient fondées les accusations contre Leonide Koutchma pourraient par la suite entraîner les choses loin hors du cadre de l'affaire Gongadze. Si ces enregistrements s'avéraient authentiques, cela pourrait signifier que lui et d'autres hauts responsables sont impliqués dans des ventes d'armes illicites, dans le financement prohibé de campagnes d'intimidation contre des opposants. L'instruction de ces affaires pourrait approfondir la scission du pays plus que ne l'a fait l'élection présidentielle de l'année dernière.

Priver Leonide Koutchma de ses privilèges était le maximum de ce que les nouveaux dirigeants de l'Ukraine pouvaient faire. Pour ce qui est de l'ex-président, il est en mesure de freiner l'épuration gouvernementale, de poursuivre indéfiniment ses vacances en République tchèque et choisir l'exil plutôt que de se soumettre aux aléas de l'instruction en Ukraine.

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